À l’instar de son exact contemporain Puvis de Chavannes, Gustave Moreau a fait émerger en plein siècle moderniste un continent idéaliste qui a servi de terre nourricière au symbolisme français. Une jeunesse protégée et une nature fragile ont favorisé son profil d’artiste indépendant. Une formation académique, commencée en 1844 dans l’atelier de Picot et achevée sur un second échec au concours du prix de Rome en 1849, lui a certes permis d’acquérir un savoir-faire technique et de cultiver son sens de l’idéalité dans la représentation du corps humain. Mais sa rencontre avec Delacroix et sa fréquentation de Chassériau, rencontré l’année suivante, ont fait beaucoup plus pour l’éclosion de son talent que ce cursus scolaire sans éclat. Et, surtout, il peut compter sur le soutien de sa famille – père architecte, mère musicienne –, qui ne ménage pas ses efforts pour assurer sa réussite : l’achat d’une maison-atelier dans la Nouvelle Athènes (futur musée Gustave Moreau) en 1852, des voyages en Italie (en 1841, puis en 1857-1859) s’inscrivent dans le projet des parents de donner au génie de cet enfant chéri les moyens de se développer.

Il expose au Salon à partir de 1852 des tableaux d’histoire dans la manière romantique, mais c’est à son retour d’Italie que son style est fixé, nourri des souvenirs des grands maîtres de la Renaissance italienne. Il se révèle au public avec OEdipe et le Sphinx (New York, The Metropolitan Museum), présenté au Salon de 1864, où il est acheté par le prince Jérôme Napoléon. Moreau élabore à partir de cette date un art toujours plus visionnaire, en surchargeant ses compositions mythologiques et bibliques de symboles dans un climat de mystère confinant à l’hermétisme. Des formules sont inventées pour définir cette esthétique sophistiquée : la « belle inertie » pour le hiératisme de ses figures, tempéré par un contrapposto cinquecentesque ; le « somnambulisme idéal », caractérisant l’état psychique de héros sans prise sur le monde réel, et que Moreau a transposé de l’art de Michel-Ange, dont les figures semblent, selon lui, «presque inconscientes du mouvement qu’elles exécutent1» ; la « richesse nécessaire », enfin, pour la surcharge ornementale visant à favoriser la contemplation hypnotique chez le spectateur.

Petit tableau précieux où la couleur brille comme de l’émail au milieu d’un environnement glauque, Le Bon Samaritain est un exemple précoce de son art. Gustave Moreau a réalisé tout au long de sa vie plusieurs variations sur cette parabole de la compassion, rapportée par Jésus à un docteur de la Loi cherchant à le mettre à l’épreuve. Dans son Évangile, saint Luc raconte comment un Samaritain vint au secours d’un voyageur attaqué et laissé pour mort par des bandits, tandis qu’un prêtre et un lévite étaient passés devant lui, indifférents à son sort. Quoique d’une religion différente, considérée comme impie par les juifs, le Samaritain avait prodigué des soins et donné de son argent pour sauver le malheureux.

Le musée Gustave Moreau conserve quatre peintures tardives sur le même sujet, auxquelles s’ajoute une autre dans une collection particulière, toutes de compositions différentes et représentant différents moments de l’histoire, toujours d’un toucher très esquissé2. Notre panneau présente un dessin et un caractère fini qui l’apparente au contraire à l’aquarelle également connue sur le même sujet. La délicatesse de la touche, le coloris émaillé du costume et la signature trahissent une intention de préciosité aux antipodes du tachisme qui caractérise les recherches postérieures de l’artiste. Moreau manifeste d’ailleurs dans ces variations une invention sans cesse renouvelée, notamment dans le paysage, qui présente d’abord, dans notre version précoce, une morne vallée peuplée de vautours. L’attention particulière accordée à l’éphèbe blessé trouve son exact pendant dans le Saint Sébastien soigné par Irène du Clemens-Sels-Museum, d’un format identique3. (M.K.)

 

 

 

1. Gustave Moreau, Écrits sur l’art, vol. II, Théorie et critique d’art, Fontfroide, Bibliothèque artistique & littéraire, 2002, p. 305.
2. Voir notamment Paysages de rêve de Gustave Moreau, cat. exp. Bourg-en-Bresse, Monastère royale de Brou ; Reims, musée des Beaux-Arts, 2004-2005, n° 70, p. 114, et n° 131, p. 155, repr.
3. Voir Gustave Moreau symboliste, cat. exp. Zürich, Kunsthaus, 1986, n° 35, p. 144-145, repr.

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