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Aix-en-Provence, 1700 – Paris, 1783
Tobie enterrant les morts
Huile sur toile
55,8 x 66,6 cm
Cette composition inédite de Michel-François Dandré-Bardon a vraisemblablement été peinte entre 1734 et 1745, décennie durant laquelle l’artiste lance sa carrière de peintre d’histoire à Paris grâce à la protection de son compatriote aixois Charles Gaspard Guillaume de Vintimille du Luc (1655- 1746), archevêque de Paris. Le peintre souscrit alors au goût du public pour les sujets de tragédie macabre et ses ouvrages s’inscrivent dans le mouvement de représentation des épisodes funéraires de l’histoire chrétienne. Dandré-Bardon ne cessera de réfléchir et de composer d’après ce sujet tiré du Livre de Tobie1. Il avait déjé réalisé durant les années 1720 une feuille gouachée (Paris, musée du Louvre2) et deux tableaux (disparus) appartenant respectivement à l’amateur aixois Jean-Baptiste Boyer de Fonscolombe3 et à son oncle le commandeur Bardon de Malte4 dont les gravures permettent de constater que chacune reprend le groupe central de l’esquisse peinte du Louvre. Dans cette composition peinte à l’huile, Dandré-Bardon remploie le dispositif d’une scène nocturne située dans un décor accidenté : le spectateur observe la situation en contre-bas d’un caveau mortuaire. Placé à l’aplomb de l’entrée, Tobie dirige du doigt l’action des convoyeurs de cadavres. La composition est dominée par la perspective fuyante d’un monument pyramidal, noyé par des nuées dont la noirceur est accentuée par la percée violente d’un clair de lune. Le reluisant brutal des corps dénudés et des drapés cassants rompt avec la lecture en frise employée généralement pour ce type de composition.
Dandré-Bardon exploite la veine des sujets et des effets qualifiés de « bizarres » ou de « ragoûtants » qui marquent au tournant du XVIIIe siècle le dépassement de certains conflits théoriques opposant dessin et coloris. La technique picturale employée par Dandré-Bardon consistait à superposer des glacis clairs pour animer la volumétrie des chairs et des drapés. L’influence conjuguée des maîtres romains, vénitiens et napolitains étudiés avant et pendant son séjour transalpin imprègne plusieurs de ses réalisations emblématiques dès son retour à Aix-en-Provence en 1726 puis en 1741. Il y retrouve la fréquentation d’importants cabinets dont celui de Boyer d’Eguilles qui fit graver en 1704 sa collection par Jacques Coelemans. Son cabinet fait valoir notamment le goût des amateurs pour le ténébrisme et les scènes nocturnes comme en attestent deux œuvres emblématiques anciennement données au Caravage et aujourd’hui attribuées à Jacopo Bassano5. Les gravures du cycle des Quatre saisons de Pietro Testa, notamment L’Été, soulignent des analogies avec le cadavre au bras gauche exagérément allongé de l’avant-plan de la composition de Dandré-Bardon ainsi qu’avec le convoyeur à la nuque fléchie6. Le traitement de ces toiles pourrait être comparé à celui de Louis Cretey7 en raison de l’étirement des corps et de l’effet gouaché des coups de pinceau. Il emploie notamment ce traitement pour rendre hommage à l’un de ses principaux modèles : Sébastien Bourdon. De ce peintre célèbre on connaît deux compositions illustrant ce sujet8. Dandré-Bardon semble emprunter à une œuvre de jeunesse du maître conservée au musée de Valence le profil de Tobie ainsi que le mouvement du cadavre situé au premier plan, prêt à verser tête-bêche dans une fosse. Il use également abondamment des profils fuyants ou vus de dessous des porteurs de cadavre dont le mouvement est amplifié par l’étirement des cheveux.
Dandré-Bardon emploie cette manière particulièrement adaptée aux sujets dramatiques pour un cycle entier dédié au martyre de saint Vincent destiné à l’église du prieuré de Saint-Martin-des-Champs situ à Moussy-le-Neuf. Si l’intégrité du cycle a été compromise par les lourds repeints cérusés qui ont fait disparaître l’ensemble de ses glacis, les figures de Tobie, du cadavre et du convoyeur à l’avant-plan sont très similaires à celles de la composition mettant en scène Saint Vincent placé sur des tisons ardents exécutée entre 1734 et 1741 (ill. 1). Ces motifs intégrent dès lors le répertoire pictural de Dandré-Bardon comme le montre la lumineuse réalisation du maître-autel de l’église de Lambesc consacré à saint Heldrad. Conçu en 1742, il est sans doute exécuté en collaboration avec son élève aixois Joseph II Cellony (1730-1786). Le peintre met à nouveau en scène la figure tutélaire du saint en aplomb de l’exposition d’un cadavre placé sous une lumière crépusculaire (ill. 2). La pose du convoyeur au dos contorsionné et à la plante des pieds apparente renvoie également à une des plus élégantes académies dessinées par Dandré-Bardon9. En 1769, l’artiste rédige la description d’une scène d’enterrement nocturne conduit par le fils de Tobie dans le 3e volume de l’Histoire Universelle10. Cet ouvrage est consacré à la description circonstanciée des scènes de l’Ancien Testament adaptées en tableaux. L’artiste semble décrire très exactement l’emploi de la lumière dans sa composition peinte. Il suggère d’en adjoindre deux sortes : une lumière naturelle, dite «principale», confèrée par le clair de lune, et l’autre « réfléchie » par un flambeau situé à l’arrière-plan mais dont la thâtralité ne remet pas en question le vérisme de l’action, preuve s’il en faut du puissant exercice de synthèse pictural et stylistique que représente cette composition.
Laetitia Pierre
1. Ancien Testament, « Livre de Tobie », chapitre I, verset 20 ; chapitre II, versets 1 à 10. L’orthographe des noms de Tobie, père et fils varie selon les versions grecques et latines. Celles rédigées en grec ancien orthographient le nom du père avec un «t» (Tobit) et les versions latines utilisent un « e » (Tobie). Voir notamment : Jean- Marie Auwers, « Traduire le livre de Tobie pour la liturgie », Revue théologique de Louvain, 37e année, fasc. 2, 2006. pp. 179-199.
2. Michel-François Dandré- Bardon, Tobie ensevelissant un enfant d’Israël, pierre noire, lavis rehaussé de gouache, 37,5 x 27,2 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 30865.
3. L. Cars, Tobie ensevelissant un mort, eau-forte, 22,3 x 16 cm, signé en bas à droite : Dandré, Paris, BnF, département des Estampes.
4. Anonyme, Ensevelissement des morts, eau-forte, 17,8 x 21,1 cm, signé : D’André inv. et fecit, Paris, BnF, département des Estampes.
5. Entourage de Jacopo Bassano, (anciennement attribué à Caravage), [Jacob dit à Laban : « donne-moi Rachel... »], gravé par Jacques Coelemans et daté 1704, publié dans Recüeil des plus beaux tableaux du cabinet de (...) Jean-Baptiste Boyer seigneur d’Aguilles (...), À Aix, chez Jacques Coelemans, 1709, n° 49 ; [Rachel survint avec les brebis de son père], gravé par Jacques Coelemans et daté 1705, publié dans Recüeil des plus beaux tableaux du cabinet de (...) Jean-Baptiste Boyer seigneur d’Aguilles (...),?À Aix, chez Jacques Coelemans, 1709, n° 50.
6. Pietro Testa, L’Été, 1642- 1644, eau-forte, 49,7 x?70,9 cm, Paris, BnF, département des Estampes.
7. Pierre Rosenberg (dir.), avec Aude Gobet, Louis Cretey. Un visionnaire entre Lyon et Rome, Lyon, musée des Beaux-Arts / Paris, Somogy, 2010.
8. Sébastien Bourdon, Tobie ensevelissant les morts, huile sur toile, 101 x 80 cm, musée de Valence, p.147; Tobie donnant une sépulture aux morts, Paris, musée du Louvre, département?des Arts graphiques,?Inv. 27007 (recto).
9. Michel-François Dandré- Bardon, Académie d’homme, vers 1737-1767, pierre noire, 54 x 40 cm, Montpellier, musée Fabre, Inv. 837-1-191.
10. Michel-François Dandré- Bardon, Histoire Universelle, traitée relativement aux arts de peindre et de sculpter, ou tableaux de l’histoire enrichis de connaissances analogues?à ces talents, par M. Dandré Bardon, l’un des Professeurs de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, Professeur des Élèves protégés par le Roi pour l’Histoire, la Fable et la Géographie, 3 vol. in-12°, À Paris, chez Merlin, Libraire rue de la Harpe, vis-à-vis la rue Poupée, t. 3, chapitre CCXIII [213], «Histoire de Tobie», p. 280-283.
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