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(Paris, 1886 - id., 1948)
Portrait de Suzanne Valadon
Pierre noire, craie orange et craie grise
24 x 32,5 cm
Signé en bas à droite : A. Utter
En 1907, André Utter rencontre Maurice Utrillo (1883-1955) avec qui il se lie d’amitié et peint à Montmartre. C’est grâce à Utrillo, en 1909, que Utter fait la connaissance de sa mère, Marie- Clémentine Valadon (1865-1938), connue dans le milieu artistique sous le pseudonyme de Suzanne Valadon. À partir de 1909 Valadon et Utter se fréquentent et elle divorce de Paul Mousis auquel elle est mariée depuis 1895, pour épouser Utter en 1914, quelque temps avant son départ à l’armée. À son retour de la guerre, Utter emménage avec Utrillo et Valadon dans la maison-atelier de la rue Cortot à Paris1. Tous les trois ils forment ce qui sera appelé par la suite la « Trinité maudite2 » et apparaissent dans de nombreux récits sur la vie artistique tumultueuse montmartroise.
Valadon entreprend une carrière de peintre en 1884 après avoir été encouragée dans cette voie par les artistes qu’elle côtoie et pour lesquels elle pose. Ses traits sont reconnaissables puisqu’elle les prête à de nombreux peintres dont Auguste Renoir (1841- 1919) pour son tableau Danse à la ville3 de 1883 et Henri de Toulouse Lautrec (1864-1901). Elle réalise des autoportraits4 ainsi que des nus féminins et des portraits qu’elle signe « Suzanne Valadon » dès 18945. Elle acquiert la reconnaissance publique dans l’entre-deux-guerres, une période où les cri- tiques disent d’elle qu’elle peint « virilement6 ». Utter quant à lui se spécialise dans les natures mortes et les paysages, son style est décrit comme « solide et subtil7 » en 1928 alors qu’il expose à la Galerie Zak, à Paris. Son trait de dessinateur est vigoureux et expressif – en témoignent ses carnets de croquis conservés au Centre Pompidou et son autoportrait8 de 1911. La nervosité du trait d’Utter dans notre portrait qu’il dessine de sa compagne fait écho à l’énergie et à la force de caractère de Suzanne Valadon qui se retrouvent jusque dans les œuvres de la peintre9. Utter utilise de la craie orange pour faire ressortir la chevelure rousse de Suzanne Valadon, devenue littéralement incandes- cente dans ce portrait, presque fantastique. Un dessin10 de la main d’Utter de 1911 conservé au centre Pompidou, une étude de nu, montre quatre silhouettes féminines, sans doute à partir du même modèle non-identifié, rehaussées de sanguine pour accentuer aussi la chevelure. Cette dernière semble aussi longue que celle de Suzanne Valadon dans son tableau de 1909 qui est, bien qu’il soit intitulé Adam et Ève11, un double portrait d’elle-même et Utter, nus dans un jardin d’Éden. Dans notre portrait par Utter, la couleur orangée des cheveux de Valadon, bien qu’ils soient attachés, lui donne l’air fougueux, voire menaçant. Le tempérament électrique de la modèle transparaît en effet dans ce portrait où elle apparaît déterminée, pleine d’une force tranquille. La tête de Valadon est tournée de trois quarts, jetant au spectateur son œil noir. La peintre est âgée d’une quarantaine d’années quand Utter fait sa connaissance en 1909 et elle est décrite plus tard comme une «terrible femme [au] regard méprisant, hostile [mais est] dans la vie même, toute charité et toute bonté12 ».
Valadon et Utter réalisent des portraits de l’un et de l’autre et lient leurs carrières respectives dans des expositions communes. Utter dessine ce portrait de Valadon, elle fait son portrait de profil13 en 1911. Utter y apparait jeune, à vingt-cinq ans, une certaine douceur transparaît dans ce portrait qui ne semble pas posé, comme s’il avait été fait alors que le modèle, plongé dans ses pensées, ignorait la présence de Valadon. Le couple entretient une relation intime mais aussi artistique, un aspect qui se révèle dans leurs œuvres respectives, dans leurs dessins mais aussi dans leurs peintures, se nourrissant artistiquement l’un et l’autre, servant chacun de modèle à l’autre. En 1914, Valadon peint Le Lancement du filet (ill. 1) où Utter apparaît trois fois, nu14. Lui-même montre sa compagne déshabillée, dans le tableau Suzanne Valadon à sa toilette de 1913 conservé au Petit Palais de Genève. Les deux artistes participent en 1919 à l’exposition collective de dessin « Noir et Blanc » de la Galerie Weil pour l’inauguration de la Librairie Artistique. Le couple expose aussi avec Utrillo en 1912 à Munich puis en 1917 chez Bernheim-Jeune. Valadon immortalise sa famille d’artistes dont elle est le centre en mettant en scène les liens de la « Trinité maudite » accompagnée de sa mère dans Portraits de famille15 dont la composition est dominée par Utter, affirmant son rôle de chef de famille qu’il continue à assumer, notamment auprès d’Utrillo, après la mort de Valadon en 1938.
Eva Belgherbi
1. Sur ces années parisiennes voir le catalogue de l’exposition du musée Montmartre, Valadon, Utrillo & Utter : à l'atelier de la rue Cortot, 1912-1926, cat. exp., Paris, Somogy éditions d’art, 2015.
2. Sandra Martin et Cheryl Raman-Orhun, « Biographie croisée », cat. exp., Valadon, Utrillo, Utter : la trinité?maudite entre Paris et Saint-Bernard, 1909-?1939 : peintures, dessins, photographies, Sylvie Carlier (dir.), Villefranche-sur-Saône, musée municipal Paul Dini, 2011, p.34-61, p.42. Voir aussi l’’ouvrage qui a contribué à diffuser des anecdotes sur la relation sulfureuse au sein du trio, entre disputes ponctuées des séjours de cure d’Utrillo en clinique pour soigner son alcoolisme : Robert Beachboard, La Trinité maudite : Valadon, Utrillo, Utter, Paris, Amiot- Dumont, 1952.
3. Auguste Renoir, Danse à la ville,1883, huile sur toile,179,7 x 89,1 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 1978 13.
4. Suzanne Valadon, Autoportrait, 1883, mine graphite, fusain et pastel sur papier, 43,5 x 30,5 cm, Paris, Centre Pompidou - Musée national d’art moderne.
5. Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, Femmes artistes, artistes femmes, Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007, p.57.
6. « Ses compositions se comptent par centaines, et elles sont héroïques. Il y a une force illimitée et d’une qualité nerveuse extravagante en cette femme d’apparence menue et frêle. Elle ne se contente pas de peindre virilement, elle cerne encore ses nus de traits accusés, pour préciser un entêté impeccable. Elle ne se plie à aucune concession ; elle préfère même parfois subir la vulgarité évidente?à la jolie expression qu’elle ne veut pas subir. » Gustave Coquiot, Cubistes, Futuristes, Passéistes, Paris, 1923, cité dans cat. exp., Suzanne Valadon, Martigny, Fondation Gianadda, 1996, p.139.
7. Paul-Sentenac, « Les expositions », La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, janvier 1928, p. 443-444, p. 444.
8. André Utter, Autoportrait, 1911, mine graphite sur papier, 30,2 x 22,2 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM- CCI, Inv. AM 1974-180.
9. « Un seul tableau et nous voilà tout de suite devant le problème pictural, le fait capital: Suzanne Valadon n’est pas une femme peintre, c’est un peintre, ce que n’aurait jamais été Rosa Bonheur ou Vigée-Le Brun [...] Elle apparaît comme un bloc solide, la dernière île entre la terre de Pont-Aven et la phosphorescente mer des Fauves [...]», Jean Bouret en 1947, cité dans Suzanne Valadon, cat. exp., op.cit., p.76.
10. André Utter, Quatre études de nu, 1911, mine graphite et sanguine sur papier bleu, 56,5 x 47 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI, Inv.AM 1786 D.
11. Suzanne Valadon, Adam et Ève, 1909, huile sur toile, 162 x 131 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI, Inv.AM 2325 P.
12. Gustave Coquiot, Cubistes, Futuristes, Passéistes, Paris, 1923, cité dans Suzanne Valadon, cat. exp., op. cit. p. 118.?13. Suzanne Valadon, Utter de profil, 1911, mine graphite sur papier, 28,5 x 23,5 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI, Inv.AM 1974-199.
14. Béatrice Salmon, «Suzanne Valadon, Le Lancement de filet », Éclats. Collection du musée des Beaux- Arts de Nancy, Blandine Chavanne (dir.), Paris, Somogy éditions d’art ; Nancy, Ville de Nancy, 2005, p. 178.
15. Suzanne Valadon, Portraits de famille, 1912, huile sur toile, 98 x 73,5 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI, dépôt du musée d’Orsay depuis 1977, Inv. RF 1976 22.
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