Bernard Réquichot naît en 1929 dans une famille agricole de la Sarthe. Ses parents s’installent cinq ans plus tard en banlieue parisienne. Son instruction est faite dans plusieurs institutions religieuses jusqu’en 1945, mais il commence à peindre, dès 1941, des tableaux inspirés par des thèmes christiques. La maison sarthoise restera un refuge très important pour Réquichot, un lieu de résonance intime, et c’est d’ailleurs dans les champs environnants qu’il réalisera ses premiers reliquaires à la fin des années 1950. À Paris, il fréquente de nombreuses écoles d’art entre 1947 et 1951 : les Métiers d’Art, les Beaux-Arts, et l’académie Charpentier où il fait la connaissance de l’artiste Jean Criton avec lequel se noue une intense amitié. À la Grande Chaumière, il rencontre Daniel Cordier qui deviendra son marchand quelques années plus tard. Durant cette période, il peint des corps à la volumétrie cubiste et dessine des crânes, des volailles, des chaussures, puis commence simultanément à écrire.

En compagnie d’un petit groupe d’amis, se proclamant « Citoyens du Monde », Réquichot et Criton se retrouvent chaque semaine au café Bonaparte pour partager leur vision de la société et de l’état du monde (refus de la violence, paix entre les peuples, antimilitarisme, refus des frontières…) et entreprennent une action militante en distribuant des tracts, en collant des affiches et en vendant le journal Le Mondialiste. En 1952, il effectue son service militaire et poursuit une correspondance assez intense avec Jean Criton et Daniel Cordier. À son retour, sa rencontre avec Jacques Villon le fait progressivement pencher pour l’abstraction. En parallèle de sa pratique personnelle, il excerce son savoir-faire technique en collaborant à la restauration des peintures murales de l’église romane de son village natal, Asnières-sur-Vègre. Ses premières expositions auront lieu à l’automne 1954 en compagnie de Jean Criton et Dominique d’Acher dans le cadre d’un accrochage du groupe La Frégate à Corbeil, puis en mars 1955 avec une expositio individuelle à la galerie Lucien Durand. Il y montre essentiellement des peintures à l’huile réalisées selon de multiples procédés : raclage, projection, application au couteau, collages de fragments de toiles déjà peintes… et privilégie la pelle à charbon ou le couteau de boucher plutôt que le traditionnel pinceau.

À partir du milieu des années 1950 et jusqu’à son suicide en 1961, Bernard Réquichot déploie une oeuvre foisonnante, très riche par l’exploration des médiums, et il s’engage simultanément dans plusieurs formes de travaux auxquels il revient régulièrement durant cette période courte et intense. Il éprouve l’espace de la toile dans les peintures abstraites, bouleverse le statut de l’objet avec les reliquaires, interroge les frottements entre dessin et écriture avec les spirales, met en doute la dichotomie entre abstrait et figuratif dans les « papiers choisis » – des collages –, ou travaille l’expressivité du geste avec les « traces graphiques ». La série intitulée « La guerre des nerfs », qu’il expose à la galerie Daniel Cordier en 1957, rassemble trois formes : la spirale, le collage et la peinture.
L’année suivante il fait la connaissance du peintre Dado en fréquentant la galerie de Daniel Cordier. Le dimanche, les deux artistes vont chercher des ossements chez l’équarisseur : Dado déclarait d’ailleurs que « l’équarrissage c’était la culmination de [leur] amitié »… Cette expérience a des incidences sur sa façon de composer ses assemblages d’objets et en particulier le remplissage de ses reliquaires avec des rebuts de la société de consommation (chaussures, tissus…) et des matières végétales ou minérales (racines, coquilles d’escargots…). En novembre 1961, pour présenter sa future exposition à la galerie Daniel Cordier, Bernard Réquichot entreprend une série de sept lettres en fausse écriture, pratique qu’il expérimentait depuis plusieurs mois. Quarante-huit heures avant le vernissage, le 4 décembre, il se jette par la fenêtre de son atelier/appartement.

Nous réunissons deux oeuvres de format imposant datées de la dernière année du parcours fulgurant de Réquichot : une peinture d’une grande richesse chromatique et un dessin de la suite des spirales. À propos de son utilisation de la peinture à l’huile, Roland Barthes développe une analogie culinaire pour présenter le besoin physique, ancestral, que l’artiste ressent quand il manipule la matière, quand il lui donne de la consistance, et y injecte une énergie : « L’huile est cette substance qui augmente l’aliment sans le morceler : qui l’épaissit sans le durcir. Magiquement, aidé d’un filet d’huile, le jaune d’oeuf prend un volume croissant, et cela infiniment ; c’est de la même façon qu’un organisme croît, par intussusception1. » Réquichot fait surgir sur la toile un maelstrom de pigments auquel l’huile donne une densité. La peinture témoigne d’une agitation et d’une urgence. Elle renvoie à quelque chose de cosmique, à un sentiment de la matière qui nous dépasse. Peut-on la qualifier d’abstraite ? Elle est apparemment détachée de toute référence à la réalité. Cependant, l’artiste médite cette question dans son Journal sans dates et en complexifie l’approche en dépassant l’opposition binaire classique : « Mes peintures : figuratives ? non ; abstraites ? non plus. On peut y retrouver des cristaux, des écorces, des rochers, des algues ; pourtant ces choses ne sont pas “représentées”. L’aspect de mes peintures possède simplement une analogie avec ces matières végétales ou minérales. L’analogie n’est pas figuration : si deux chats noirs se ressemblent, leur ressemblance n’implique pas que l’un est l’image de l’autre. Figuratives sont les images d’un monde qui existe ou d’un monde qui pourrait être. Abstraites sont les images d’un monde qui ne peut exister. Cette ressemblance de ma peinture avec certains éléments de la nature n’est pas intentionnelle. Cette analogie involontaire peut-elle s’appeler figuration ? Leur sens importe peu : s’il change, l’analogie reste. Pour apprécier les qualités abstraites d’une peinture figurative afin d’oublier ce qu’elle représente, on la met à l’envers ; les miennes en tous sens ressemblent à la même chose2. »

Réquichot a constamment produit des dessins spiralés durant les cinq dernières années de sa carrière, ce qui ne signifie pas, toutefois, que ce geste, pourtant répétitif, ait été dénué d’évolution. Offrant d’importantes possibilités plastiques, ce geste qui au départ n’est qu’un simple exercice – le tracé continu d’un trait s’enroulant – est un outil favorable à la création et à l’invention d’espaces. Alfred Pacquement repère plusieurs phases dans la progression des spirales de Réquichot3 : passant de tracés rapides se superposant beaucoup en 1956 à des compositions beaucoup plus libérées, nettes, et génératrices de contrastes entre des spirales détachées et des noyaux blancs après 1958, en passant par les dessins de 1957 où la spirale s’élance dans des grandes diagonales. Les spirales, en particulier les plus tardives aux traits extrêmement fins, sont à mettre en relation avec le travail littéraire de l’artiste qui passe par la tenue d’un journal non daté, l’écriture de poèmes, ou la recherche sur des formes d’écritures illisibles qui brouillent le rapport entre un signe et un sens. Dans une thèse récente, Claire Viallat-Patonnier a particulièrement mis en évidence cette complémentarité : « Écritures et spirales sont contiguës et procèdent l’une de l’autre. Quand l’écriture se défait, la forme se fait, quand la forme se défait, l’écriture se fait4. » Avec Réquichot, la spirale n’est plus le simple dessin automatique que l’on réalise machinalement pendant une conversation téléphonique. Mais c’est une opération répétitive dont l’itération apporte sans cesse du nouveau. (G.P.)

 

 

 

1. Roland Barthes, « Réquichot et son corps », Bernard Réquichot, Bruxelles, La Connaissance, 1973, p. 18.
2. Bernard Réquichot, Écrits divers. Journal, lettres, textes épars, Faustus, poèmes, 1951-1961, Dijon, Les presses du réel, 2002.
3. Alfred Pacquement, « Commentaires », Bernard Réquichot, op. cit., p. 60.
4. Claire Viallat-Patonnier, Les dimensions de l’écriture dans l’oeuvre de Réquichot. Étude d’un processus, thèse soutenue le 1er mars 2016 à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction d’Éric Michaud, p. 14-15 (thèse non publiée mais disponible en format pdf sur le site http://www. bernard-requichot.org, consulté le 1er/09/2018).

 

 

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