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ill. 1. Anonyme vénitien du XVIe siècle, La Vierge et l’Enfant Jésus tenant le globe du monde, détrempe sur panneau de bois, Aix-en-Provence, musée Granet, Inv. 849.1.46, ancienne collection Granet.
Avec le tableau intitulé Atelier à la Trinité-des-Monts, Granet met en œuvre toutes ses capacités picturales. Cela apparaît dans la composition de l’espace, la maîtrise de la lumière diffusée, la thématique. L’originalité de ce tableau consiste à unifier ces divers registres sous la main d’un maître qui assure la paternité de l’œuvre.
Voilà un intérieur construit selon une géométrie appliquée dans le respect des lois de la perspective. Une horizontale marquée par les étagères et le comptoir divise le tableau en deux. La verticalité est assurée par le dessin de la poutre centrale au plafond à laquelle une lampe est suspendue. La partie droite de l’œuvre forme alors un « mur » quand la partie gauche ne cesse de jouer sur des perspectives, avec un jeu de portes ouvertes créant une profondeur certaine.
La première porte s’ouvre sur un espace éclairé (l’atelier proprement dit ?). Une deuxième porte donne sur un couloir qui lui reçoit une lumière venant de la droite. Un fenestron est ouvert au-dessus de cette deuxième porte formant un carré blanc très lumineux, véritable trou de lumière, presque obsédant. Granet, disons-le, a ainsi très souvent situé une source de lumière aveuglante dans l’axe de vision du peintre1. Ce carré blanc s’oppose alors au carré d’un ocre très foncé situé au-dessus de la première porte. Le carré blanc est d’une totale abstraction, le carré ocré figure une Vierge à l’Enfant certes très assombrie mais identifiable. Ceci étant, aucune source directe de la lumière n’est lisible. La clarté d’un jour lumineux éclaire la porte du fond et vient frapper le mur de l’atelier. Cette lumière vient encore éclairer la première porte ouverte et s’adoucit sur les carreaux de terre de la première pièce. Il faut néanmoins, pour éclairer celle-ci, une autre source de lumière qui se situe derrière Granet qui peint ce tableau. Sont ainsi éclairés les moulages en plâtre sur les étagères (pied en référence à une statue colossale), têtes de femme et d’homme casquées, buste d’homme nu. Les tranches des deux tableaux accrochés sur le mur à gauche, celle de la première porte, reçoivent le même éclairage, tout comme les outils, la cruche et la caisse positionnée en bas à gauche de la composition, sans oublier les poutres au plafond ainsi bien marquées. On doit admettre que l’atelier à proprement parler (là où se tient le modèle assis) est éclairé par une fenêtre que l’on ne voit pas. Ainsi trois sources de lumière éclairent l’espace peint, sans que jamais ces sources ne soient définies.
Venu à Rome dans la « cité des arts » en 1802, Granet comprend qu’il doit peindre les vestiges d’une ville délaissée. Il s’attache au Colisée. Un tableau montre ainsi un peintre qui, sortant du Colisée, porte un carton à dessin sous le bras, certainement rempli d’esquisses sur ce Colisée dont il se détourne2.
Le tableau qui nous concerne ici ne procède-t-il pas de la même intuition : ne pas montrer ce qui serait à voir, en l’occurrence l’atelier, mais les coulisses? On veut que les deux personnages soient des modèles, mais Granet les peint au moment de la pose, non au travail... L’un se repose assis, dessiné d’une lumière qui le délimite admirablement, l’autre dans la pénombre fait affaire avec un greffier. Qui sont-ils ? Des personnages analogues appartiennent au tableau Stella dans sa prison3. Rappelons que, pour peindre Le Chœur des Capucins, Granet demande (comme les franciscains ont tous été défroqués par ordre impérial) à un laïc trouvé sur place (un jardinier ?) de jouer le jeu et de s’habiller en religieux... Granet trouvera encore deux autres figurants pour tenir lieu de moines. Avec ainsi trois modèles il composera son tableau où une trentaine de religieux chantent l’office de Vêpres en un temps où cette célébration était interdite.
Granet dispose, dans ce que nous appelons ici l’antichambre de l’atelier, d’œuvres en référence à la peinture et la sculpture. En aucun cas il ne s’agit d’une galerie d’art, ni d’un lieu d’exposition. On accroche des tableaux, on pose des moulages sur des étagères comme dans une petite réserve. C’est là le propre de toute peinture de l’époque figurant un atelier de peinture4.
Granet lui-même a souvent traité le thème de l’atelier, montrant chevalet, tableau en cours, le peintre travaillant ou vaquant à une autre activité... Ici l’atelier proprement dit n’est pas visible. Il est suggéré sans être peint pour lui-même. On assiste à une scène plus administrative que picturale : un homme traite une affaire avec un greffier à son comptoir. Des papiers (factures ?) sont intercalés entre les colonnettes de bois. À remarquer qu’un papier s’est envolé, oublié sur le dallage de carreaux de terre. Granet, soulignons-le, a très souvent abandonné par terre une lettre, une enveloppe, un billet écrit, comme une trace5...
Le tableau date des années de maturité romaine de Granet sans aucun doute ; il y a en effet une exploitation d’un vocabulaire stylistique qui a demandé une appropriation lente et assurée. L’œuvre a toute raison d’avoir été peinte dans les ateliers mis à disposition d’artistes dans le couvent et l’église de la Trinité-des-Monts. Les Minimes en charge de l’église avaient été expulsés par les Français en 1798, et les locaux avaient été saccagés. Des ateliers sont alors aménagés. Granet dispose ainsi de son propre atelier romain ici jusqu’en 1815, c’est-à-dire jusqu’à la Restauration6.
Tout semble ainsi clairement défini dans ce tableau, sauf que l’Atelier lui-même n’est pas montré, seulement le vestibule le précédant...
Jamais Granet ne peint directement une Vierge à l’Enfant, une scène évangélique ou biblique, voire quelques figures de saints. Étonnamment, il choisit de peindre Stella dans sa prison, peignant sur un mur une Vierge à l’Enfant avec un charbon de bois. Le procédé se répète : Granet montrera un moine peignant dans un atelier un Christ couronnant la Vierge, mais jamais nous n’aurons le tableau ainsi peint. Plus couramment, Granet va mettre en scène des peintres « historiques » toujours en situation de souffrance, voire d’agonie7. Plus couramment le thème de la peinture dans la peinture est un leitmotiv trop souvent répété pour ne pas correspondre à une démarche constante, voire une obsession. Granet peignant le Chœur des Capucins dix-sept fois, entre 1814 et 1820 essentiellement, fait figurer en perspective les tableaux suspendus sur les murs du chœur, avec fidélité : les tableaux peuvent être tous iden- tifiés, n’ayant pas changé de place !
Ainsi le tableau qui nous concerne ici s’inscrit dans une démarche consciente de l’artiste : ne pas donner à voir l’essentiel mais donner tous les indices nécessaires et suffisants pour que le spectateur puisse identifier le lieu retenu. Les tableaux et moulages que le peintre installe dans l’antichambre où nous nous tenons picturalement pour faire signe à l’atelier ont alors un sens spécifique. Que Granet retienne encore deux personnages, bien réels, plus mendiants ou pèlerins que jeunes hommes apolloniens pour modèles, loin des nus davidiens d’un atelier néoclassique, conforte notre lecture de l’œuvre : loin des dieux de l’Olympe (Jupiter), loin de figures héroïsées (Romulus), Granet pressent que la peinture devra être réaliste. D’où le contraste voulu entre les sculptures sur les étagères renvoyant à des dieux et déesses antiques portant parfois un casque (on pense à Cybèle ou Athéna, à quelque Achille) et les deux modèles habillés lourdement. La pein- ture en atelier implique encore des tractations commerciales, loin d’un idéal de gratuité !
Peut-on alors décrypter le sens des peintures retenues sur les murs de cette antichambre?
À droite se devine aisément un tableau intégrant une arche de cloître vue de face (de l’intérieur du cloître) et une enfilade dudit cloître. Granet utilisera ce procédé dans son tableau plus tardif Le Cloître des Chartreux. Pour l’heure, on peut penser qu’il s’est attaché à peindre le cloître de la Trinité-des-Monts.
Sur le mur de gauche, deux tableaux demandent attention. Le premier représente une œuvre de Granet lui-même, œuvre léguée au musée d’Aix : Le Sommeil. L’homme endormi est un vieillard à l’aune des modèles qui reçoivent leur salaire.
Le deuxième tableau accroché sur ce mur est tout autant « fabriqué » : nous pensons voir un moine priant dans une grotte au-dessus de la mer. Là encore, il ne peut s’agir d’une œuvre peinte in situ mais inéluctablement d'une composition, quand bien même une expérience personnelle sous-tend cette vision romantique.
Un dernier mot pour le tableau frontalement exposé au-dessus de la porte : de toute évidence, il s’agit d’une Vierge à l’Enfant (ill. 1). Le clin d’œil ici concerne le «collectionneur» qu’était Granet8.
En conclusion, voilà un tableau comme une scène de genre. Tout l’enjeu n’en porte pas moins sur la vérité même de la peinture, quand, en ce début du XIXe siècle, la question du motif et du sens se pose en un lieu exceptionnel, le couvent de l’église de la Trinité-des-Monts déclassée à l’époque napoléonienne...
Denis Coutagne
1. On renvoie à des tableaux comme Le Chœur des Capucins (New York, Metropolitan Museum of Art), ou L’Église basse d’Assise (Paris, musée du Louvre).
2. Nous renvoyons à un petit tableau du musée Granet d’Aix-en-Provence.
3. Tableau conservé à Moscou, musée Pouchkine.
4. On pense, par exemple à un tableau de Jean Alaux, L’Atelier d’Ingres, peint à Rome en 1818.
5. Les œuvres à citer sont nombreuses. On retiendra seulement Le Cloître des Chartreux (Aix-en-Provence, musée Granet).
6. Ingres peint dans l’église même de la Trinité-des-Monts en 1812 une œuvre pressentie pour décorer le Quirinal où Napoléon doit séjourner en vue d’être couronné empereur de l’Occident. Ingres fait de Romulus le précurseur de Napoléon ! Granet nous laisse des lavis exécutés dans le cloître et peint à plusieurs reprises l’église dans un temps où les coupoles pour cause de restauration avaient été déposées.
7. Cf. La Mort de Poussin (Aix-en-Provence, musée Granet), Le Peintre Sodoma conduit à l’hôpital (Paris, musée du Louvre), etc.
8. De fait, le legs Granet? du musée d’Aix (1849) comprend une œuvre d’un anonyme vénitien du xvie siècle précisément nommée : La Vierge et l’Enfant Jésus tenant le globe du monde (Inv. 849.1.46). De toute évidence, c’est ce panneau que reproduit Granet dans le tableau ici analysé.