L’ascendance artistique d’Alexandre-Évariste Fragonard n’est pas étrangère à l’éclosion très précoce de son talent. Élève de son illustre père, Jean-Honoré, il se distingue en peignant à l’âge de douze ans le décor de l’escalier de la maison de son parrain Alexandre Maubert à Grasse, où il est né. En 1793, il rejoint l’atelier de David lorsque la famille s’installe à Paris, et s’illustre au Salon dès cette même année dans une technique qui allait pour longtemps caractériser son savoirfaire : le dessin. Cette pratique, il est vrai, est plus lucrative que la peinture en cette période de pénurie de commandes. Aussi le jeune Fragonard fournit-il des illustrations pour Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et pour les Œuvres complètes de Grécourt (1796), ainsi que des modèles d’allégories révolutionnaires pour les graveurs Allais, Mariage ou Copia, en réservant son ambition artistique à des dessins d’histoire aux sujets recherchés (César annonce à Cinna qu’il est instruit de sa conspiration ; Le Premier Athénien parricide condamné à mourir de faim et privé de sommeil, auprès du cadavre de son père, Salon de 1796). D’une exécution très virtuose, ses deux dessins illustrant la fable de Psyché (Salon de 1799, Paris, musée du Louvre) n’ont, pour la grâce, rien à envier à ceux d’Isabey et de Prud’hon.

 


À l’instar d’un Lafitte, l’Empire fait de lui un ornemaniste et dessinateur de modèles, pour la Manufacture de Sèvres (la colonne de porcelaine célébrant la campagne d’Allemagne – Versailles, musée national du château – est sa contribution la plus célèbre à cette industrie), ou pour le décor du palais du Corps législatif (devenu palais Bourbon). Il expose au Salon de 1810 quatre projets de basreliefs pour cet édifice, traduits en sculpture par Gaulle et Boichot pour le salon de l’Empereur, avant d’être détruits sous la Restauration. Par ailleurs, la présence d’un ensemble de cinquante-trois projets de bas-reliefs dus à divers artistes, dont Fragonard, dans la collection de Vivant Denon, semble attester l’existence d’une autre commande, passée peu après 1810, consacrée aux campagnes d’Italie, de Prusse et de Pologne (1806-1807), mais que la chute de l’Empire aurait de facto suspendue. Le musée Thomas-Dobrée de Nantes conserve neuf compositions de Fragonard issues de cet ensemble,
passé dans la collection du maréchal Ney et dispersé en ventes publiques au XXe siècle(1).

 

 

 

 

 

Napoléon en carrosse se rattache à cette série par son sujet, sa technique et ses dimensions, et partage avec les feuilles précédemment citées la même provenance – elle n’avait sans doute pas échappé à l’expert et historien de l’art Michel Beurdeley, son précédent propriétaire, qui avait consacré un article à la vente Denon de 1826(2). Si l’escorte de la Garde impériale et le caractère précipité de la course indiquent bien le contexte de campagne militaire, aucun élément ne permet d’identifier précisément le voyage qu’effectue Napoléon dans cette scène. On peut en revanche proposer d’identifier l’officier guidant le carrosse à Eugène de Beauharnais, commandant des chasseurs à cheval de la Garde impériale.

 

 

 

 

 

L’énergie de l’exécution et la variété que l’artiste met dans les postures, équilibrant ainsi la composition sans nuire à son élan, décèlent le talent consommé du peintre d’histoire. Pourtant, dans son recueil sur le Salon de 1810, Charles-Paul Landon, l’un des critiques les plus lus de l’époque, passant sous silence les dessins napoléoniens de Fragonard pour ne s’intéresser qu’à son dessin virgilien (Sujet pastoral inspiré de Virgile), s’interroge sur sa capacité à devenir peintre : «On regrette que M. Fragonard, doué d’une imagination riante et d’un talent facile, ne les ait pas consacrés à l’étude de la peinture, pour laquelle il semble né, et se soit contenté de briller dans un genre très inférieur ; mais on se garde de le blâmer, en songeant que peut-être il a eu la rare modestie de se rendre justice, et que la nature, qui lui a accordé le don de la composition, a pu lui refuser le coloris(3). » La chute de l’Empire, en le privant de commandes officielles en cours, va donner à l’artiste l’occasion de démentir les soupçons d’incompétence picturale du critique. Le grand dessin de Pyrrhus à la cour de Glaucias (Paris, musée du Louvre) qu’il expose d’abord au Salon de 1814 amorçait un tournant dans sa manière, en élaborant des effets picturaux par le mélange de crayon, d’encre de Chine, de bistre et de blanc. Le peintre s’émancipe véritablement sous la Restauration en déployant, au service d’un répertoire troubadour inspiré, des talents de coloriste qui renouent avec la tradition paternelle.

 

 

 

 

 

(M.K.)

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Voir la notice de Jacques Vilain sur les projets de Bergeret dans cat. exp. Le Néo-Classicisme français. Dessins des musées de province, Grand Palais, 1974-1975, n° 3, p. 23-24, et du même auteur, « Nantes. Musée Thomas-Dobrée. Dessins de l’époque néo-classique », La Revue du Louvre, 1979, nos 5/6, p. 467-468.
2. Michel Beurdeley, « La vente Vivant Denon, l’huissier-priseur de l’Europe », Trois siècles de ventes publiques, Paris, Tallandier, 1988, p. 95-106.
3. Charles-Paul Landon, Annales du Musée et de l’École moderne des beaux-arts : Salon de 1810, Paris, 1810, p. 48.

 

 

 

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