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(Charleroi, 1787 – Bruxelles, 1869)
Scène de musique, 1819
Huile sur toile
90 x 106,1 cm
Signé et daté en bas à gauche : F.J. Navez. Rome 1819
Historique
Acquis en 1819 par Claude Wolf, dit Bernard (1778-1850), auteur, acteur, chanteur, directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles ; peut-être resté dans la famille à Scey-sur-Saône et acquis par l’avocat Edmond Ployer en 1902 (?).
Bibliographie
François-Joseph Alvin, Fr. J. Navez, sa vie, ses oeuvres et sa correspondance, Bruxelles, 1870, p. 288.
Denis Coekelberghs, Alain Jacobs et Pierre Loze, François-Joseph Navez. La nostalgie de l’Italie, Gand, 1999, p. 41, n° 51,p. 49, 52, 59.
Exposition
Maestà di Roma. Universale ed eterna capitale delle arti, Rome, 2003, p. 216, n°VIII/7, (notice de S. Rolfi Ozvald).
VENDU
Acquis par le musée de Grenoble
La nostalgie de l’Italie nourrit toute la longue carrière de Navez. Pourtant, ce trait si personnel de l’artiste resta ignoré des historiens de l’art et des amateurs qui s’obstinèrent pendant plus d’un siècle après sa mort à ne voir en lui que le portraitiste (par ailleurs excellent) de la bonne société belge du XIXe siècle. L’évolution du goût et l’élargissement des centres d’intérêt des chercheurs ont heureusement fait évoluer les choses. Dans ce contexte, la réapparition d’oeuvres significatives, telle la présente Scène de musique, permet de mesurer combien les années que Navez passa à Rome (de 1817 à 1822) furent particulièrement intenses, fécondes et fondatrices(1). Il est vrai que Navez, protégé par la Société pour l’encouragement des beaux-arts de Bruxelles qui le récompensait pour son bon cursus à l’Académie de Bruxelles et ses succès dans divers salons, arrivait à Rome avec un sérieux bagage qu’il avait consolidé d’abord à Paris où il étudia entre 1813 et 1816 sous la houlette de David, puis à Bruxelles où il avait suivi l’artiste régicide condamné à l’exil. Dans la capitale méridionale du nouveau royaume réunissant les territoires des actuels Belgique et Pays-Bas, il fut l’un de ses disciples les plus proches.
Arrivé à Rome nanti d’une autre bourse de la Société pour l’encouragement des beaux-arts, Navez fit honneur à ses mécènes qui avaient certes décelé ses dons mais n’avaient pas pour autant de directives bien précises à donner à leur pupille. Ne s’étaient-ils pas réjouis de la nouvelle que leur protégé alors à Paris avait étudié et copié Rubens et Van Dyck au Louvre ? Mais Navez avait des ambitions bien plus en accord avec son temps. Logique avec lui-même et fort de sa proximité quasi filiale avec David à Bruxelles, il retrouva avec enthousiasme sur les bords du Tibre plusieurs condisciples rencontrés à Paris quelques années plus tôt dans l’atelier de leur maître vénéré. Il n’eut dès lors de cesse de partager avec eux leurs expériences de jeunes peintres dans l’ambiance stimulante de l’Académie de France où il fut accueilli comme s’il était encore un compatriote alors qu’il était devenu belgo-hollandais depuis la chute de l’Empire. Certains peintres français présents à Rome avaient néanmoins pris leurs distances avec la Villa Médicis. Ingres, dont Navez avait aussitôt remarqué la forte personnalité, était de ceux-là. Il est frappant de voir que, dès la première oeuvre qu’il peint à Rome (Sainte Famille, 1818, coll. privée), Navez avoue son attirance pour le style épuré et en arabesque de ce confrère dont il dira sans ambages à son ami De Hemptinne : « La persécution de M. David contre Ingres est trop forte. Ingres est un talent, et surtout un homme de goût comme M. David lui-même. » Ingres, qui appréciait pour sa part le travail de Navez, se souviendra de leurs relations amicales et de leur estime réciproque : « Je n’oublierai jamais, lui écrira-t-il de nombreuses années plus tard, que vous, étranger à Rome, m’avez seul rendu une honorable justice, malgré l’indifférence de mes compatriotes ; vous m’avez consolé et rendu le courage nécessaire pour supporter tant de découragements. »
À l’instar d’Ingres dont il suit de près l’itinéraire si personnel, Navez tourne son regard vers les modèles anciens et, dans le contexte ambiant, Raphaël et son siècle auront ses préférences. Déjà à Bruxelles il avait été attiré par les maîtres anciens, flamands en l’occurrence, désormais visibles au musée récemment créé. La Sainte Véronique (Musée de Gand) qu’il avait peinte en 1816, tableau très intériorisé et aux coloris forts, est très marquée par ces modèles du XVe siècle flamand. Et Navez a superposé à cette source d’inspiration (alors généralement peu prisée) les ultimes expériences et recherches de David dans la représentation de sentiments complexes et d’expressions troubles, inquiètes, voire tragiques et douloureuses. Il avait aussi montré dans cette oeuvre qu’il partageait avec son maître (voir par exemple sa Colère d’Achille) son intérêt pour les compositions à mi-corps dans un cadre très resserré(2). Dans le milieu romain, l’intérêt de Navez pour les maîtres du passé le conduisit forcément à revisiter les écoles italiennes, y compris les « gothiques », comme Ingres le faisait et comme s’y adonnaient de manière plus systématique encore et exclusive les Nazaréens. Simultanément, Navez seconsacra, en étroite liaison avec l’un ou l’autre de ses
amis privilégiés, tels Victor Schnetz et Léopold Robert, à donner à la scène de genre un statut qui la rapprochât de celui du tableau d’histoire. Frappés par la beauté du peuple romain dans lequel ils voyaient les descendants directs du monde antique, ils les mettaient en scène de manière telle que la noblesse innée de leurs attitudes et gestes quotidiens soit bien mise en évidence. Ainsi multiplièrent-ils dans cet esprit sur des toiles de bonnes dimensions les représentations de pèlerins en prière, de jeunes mères avec leur enfant, d’épisodes héroïques de la vie des brigands alors célèbres et de leurs familles, et bien d’autres scènes de la vie de tous les jours(3). Navez ne négligea pas non plus, comme d’autres contemporains, de prendre en compte certains aspects du caravagisme. Dans la présente Scène de musique, il est évident qu’il trouva de ce côté un modèle pour sa composition. La représentation de figures installées autour d’une table est une réinterprétation d’un sujet fréquemment traité par divers peintres européens du XVIIe siècle. Leur disposition dans un local clos lui convenait également bien dans la mesure où elle correspondait aux fonds neutres qui avaient aussi la préférence de David, sans oublier, bien entendu, la représentation des protagonistes en demi-figure dans un cadre resserré. Toutefois, à la différence des mines patibulaires ou des expressions outrancières propres à bien des sujets populaires caravagesques, Navez choisit de représenter des hommes et plus encore des femmes d’une beauté éclatante. Comme Ingres il en idéalise magnifiquement les traits. Comme lui aussi il excelle dans la représentation gracieuse de leurs gestes et dans le dessin recherché de leurs mains. Tout en avouant une filiation avec les madones de Raphaël ou avec les gentilshommes de Pontormo, il fait poser trois de ses modèles, habillés de vêtements intemporels mais évocateurs du temps jadis, à côté d’un homme de belle prestance, vêtu pour sa part de manière tout à fait contemporaine. L’épais tapis d’Orient, enfin, à la présence on ne peut plus concrète, fait penser à ceux que se plaisaient à détailler avec minutie et réalisme les Primitifs flamands. Les modèles féminins que l’on voit ici sont typiques de ceux que Navez aime peindre. Leurs traits fins, l’ovale parfait de leur visage aux carnations délicates et aux lèvres tendrement charnues, apparaissent dans plusieurs de ses tableaux peints pendant son séjour à Rome ou peu après son retour en Belgique. On les retrouve notamment dans son tableau Érato et Euterpe ou Les Muses de la Musique et de la Poésie lyrique (coll. privée), peint en 1822. Cette œuvre doit être mentionnée ici non seulement pour l’univers qu’elle évoque en résonance poétique et musicale avec notre tableau, mais aussi parce qu’il s’agit d’une réinterprétation libre par Navez d’un thème typiquement nazaréen, celui du rapprochement harmonieux et fécond entre le Nord et le Sud, plus précisément entre « Italia » aux cheveux et aux yeux sombres et la blonde « Germania » aux yeux d’azur, la source d’inspiration étant la célèbre composition conçue par Franz Pforr et Johann Friedrich Overbeck que Navez avait pu apprécier à Rome(4). Notre Scène de musique est un bel exemple de la maturité à laquelle Navez est rapidement parvenu à Rome, réussissant avec aisance et beaucoup de subtilité à croiser et assimiler avec bonheur des influences très diverses, à première vue même antinomiques (de David aux Nazaréens !), tirant parti de ses fréquentations les plus stimulantes, ouvert aux nouveautés qu’il cherchait à découvrir avec une insatiable curiosité.
Navez peignit une seconde Scène de musique en 1821 (The Sterling & Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts) (ill. 1)(5). Elle diffère du tout au tout de la nôtre. Elle se situe cette fois dans la veine plus habituelle des scènes de la vie populaire « à l’italienne » auxquelles Navez, en compagnie de V. Schnetz et de L. Robert, contribua à donner une ampleur et un statut renouvelés. La scène, rendue immédiatement compréhensible par la présence d’instruments de musique, se déroule plus conventionnellement devant un superbe paysage de la campagne romaine ; les protagonistes en costumes pittoresques échangent des regards explicites ; on y voit aussi représenté le thème souvent traité de la jeunesse confrontée avec l’âge mûr. Le rapprochement avec Bodinier a été fait à propos de cette œuvre sous le charme immédiat de laquelle on ne manque pas de tomber. Tout autre, en revanche, est l’ambiance qui règne dans notre tableau dont le caractère énigmatique intrigue. Qu’il s’agisse d’une scène de musique ne saute pas aux yeux. La partition tenue en main par une des protagonistes ne le précise qu’à condition de remarquer que ce sont bien des portées et des notes qui figurent sur ce papier. Et, paradoxalement pour une scène dite de musique, aucun son ne sort évidemment de la bouche fermée de ces quatre personnes. C’est le silence le plus complet qui règne. Ont-ils fini de chanter ? S’y préparent- ils ? Les costumes à la façon du XVIe siècle que portent les deux jeunes femmes et l’homme au large chapeau noir font penser qu’ils viennent de se donner en spectacle ou vont en donner un sous peu. Quant à l’homme à la chevelure et à la barbe abondantes, il semble bien être le compositeur (dont l’identité reste à découvrir) du morceau. Il est assis sur un siège bas comme la jeune femme blonde aux yeux bleus, tandis que les deux personnages du second plan sont installés un peu plus haut. Leurs regards ne convergent ni ne se croisent et ils ne sont pas de même nature : si l’homme barbu regarde le peintre (et le spectateur), la jeune femme blonde et l’homme en noir sont plutôt perdus dans des rêves lointains. Et la femme au voile bleu baisse les yeux, non moins plongée dans un songe silencieux. Le temps semble s’être arrêté. Mais il ne faut rien craindre : dans un instant, le maestro va leur prodiguer ses dernières recommandations, ils vont se remettre en mouvement, monter sur scène et chanter. À moins que, le concert ayant été donné, le musicien, satisfait, ait fait poser ses interprètes devant le peintre et nous et attende que nous répondions positivement au regard interrogateur et fier qu’il lance pour connaître notre avis sur son talent de compositeur dont il ne donne pas l’impression de douter ! Il ne va pas tarder à prendre congé d’eux et chacun va bientôt retourner à ses occupations : lui parmi ses confrères artistes à la Villa Médicis ou dans les salons de la famille de notables qui l’avait invité à se produire en concert ; les belles dans le Transtévère revêtues de leurs costumes retrouvés de contadine descendues en ville comme le jeune homme à nouveau habillé en pifferaro, à moins qu’il ne s’en retourne dans les monts albains rejoindre sa bande de hors-la-loi. Mais probablement aboutiront-ils sous peu dans l’atelier de quelque autre jeune peintre en quête de modèles de choix. D’autres scénarios sont possibles. Laissons courir notre imagination. En 1819, Navez a peint dans cette Scène de musique des êtres rêveurs et momentanément muets ; près de deux siècles plus tard, ceux-ci nous font rêver à notre tour et nous invitent à partager l’ambiance silencieuse qui règne dans le tableau.
Dans la liste autographe des oeuvres du peintre que Louis Alvin a publiée en annexe à sa précieusemonographie de 1870, notre Scène de musique est mentionnée comme appartenant à Bernard, directeur du Théâtre de Bruxelles. Un directeur d’opéra ! On ne pouvait imaginer plus adéquate destination pour un tel sujet. Il s’agit de Claude Wolf, dit Bernard (Scey-sur-Saône, 1778 — Nouvelle-Orléans, 1850), personnage à la vie mouvementée qui fut à la fois chanteur, acteur, dramaturge et directeur de théâtre(6). Il prit en mai 1819 la tête de celui de Bruxelles-la Monnaie où David avait son fauteuil réservé en permanence et où s’activait aussi Talma, autre célébrité théâtrale française du moment. On peut penser que l’acquisition par Wolf de notre Scène de musique est en rapport avec cette importante étape de sa carrière. Son Portrait portant la signature de David est conservé au Louvre (ill. 2). Un épisode tout à fait inattendu est lié à ce tableau. Un document (un article du journal bruxellois L’Oracle du 6 avril 1825) resté ignoré jusqu’en 1985 tend à prouver que le Portrait de Wolf, malgré sa signature, serait plutôt de la main de Sophie Frémiet (future épouse du sculpteur François Rude) qui fut à Bruxelles une élève (modérément douée et à un moment fort proche) de David(7). Cette information, faisant état de ce qui apparaît comme une supercherie somme toute assez forte, n’a jamais été démentie et l’événement relaté demeure sans explication. Le Portrait de Wolf a été acquis en 1902 auprès du petit-fils du modèle, à Scey-sur-Saône, par l’avocat Edmond Ployer qui le légua au Louvre en 1917. On ne sait si l’histoire de notre Scène de musique, réapparue dans les années 1980, suivit un parcours identique à celui du portrait de son premier propriétaire.
(Denis Coekelberghs)
1. Sur la carrière de Navez et pour un relevé le plus complet à ce jour de ses oeuvres, voir l’ouvrage de D. Coekelberghs et collaborateurs cité plus haut dans la bibliographie. Voir aussi D. Coekelberghs, François-Joseph Navez. Quelques nouveaux tableaux, dessins et autres documents, http://www.latribunedelart.com/francois-joseph-navezquelques-nouveaux-tableauxdessins-et-autres-documents, 29 février 2008. On ne manquera pas non plus de prendre connaissance de la belle synthèse signée par J. Foucart dans le catalogue Maestà di Roma. D’Ingres à Degas.Les artistes français à Rome, Rome, 2003, p. 530-531.
2. Notons ici que la toile de notre Scène de musique a été agrandie dans le haut d’une bande de 10 cm. Sans doute, malgré son souhait de resserrer très fort ses figures dans leur cadre, Navez a-t-il voulu quand même (en réponse à des observations de confrères ?) leur donner un peu plus d’espace. C’est une façon de procéder que l’on découvre dans plus d’une de ses toiles, notamment sa Sainte Véronique (Voir à ce propos notre article en ligne de 2008 cité note 1).
3. Cette iconographie est étudiée dans le catalogue de la récente exposition Le peuple de Rome. Représentation et imaginaire de Napoléon à l’Unité italienne, (O. Bonfait, dir.) Ajaccio, Palais Fesch, 2013.
4. Le carton (Lubeck, Museen für Kunst und Kulturgeschichte) était achevé dès 1812, le tableau correspondant (Munich, Bayerische Staatsgemälde Sammlung) ne fut terminé qu’en 1828 (cf. le catalogue de l’exposition I Nazareni a Roma, Rome, 1981, nos 77-78).
5. Dans leurs commentaires, les auteurs de la monographie de 1999 citée note 1 ont confondu ces deux scènes de musique intitulées de manière identique et comportant chacune quatre figures, et ont relié notre tableau de 1819 au passage d’une lettre de Navez envoyée à son ami De Hemptinne durant l’été 1821 alors qu’il concernait le tableau aujourd’hui à Williamstown.
6. Des informations biographiques sur Wolf ont été livrées par J. J. Guiffrey, David et le théâtre pendant le séjour à Bruxelles, dans la Gazette des beaux-arts, 1903, II, p. 205-208.
7. Cette découverte a été faite à l’occasion des travaux collectifs préparatoires à l’exposition 1770-1830. Autour du néo-classicisme en Belgique, Musée communal d’Ixelles, Bruxelles, 1985 ; voir à ce propos la p. 421 du catalogue. 51.
ill. 1. François-Joseph Navez, Scène de musique, 1821. Huile sur toile, 116,3 x 138,4 cm. The Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown (Massachusetts).
ill. 2. Sophie Frémiet, Portrait de Wolf, dit Bernard (1778-1850), auteur, acteur, directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Huile sur toile, 125 x 85 cm. Paris, musée du Louvre.
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