• ill. 1. Louis Rouhier, Obelisco Panfilio, eretto dalla santita di N.S. Innocentio X in Piazza navona sopra la nobilissima, et maravigliosa fontana inventione et opera del Cavalier Gio: Lorenzzo Bernino, scoperta li 12 giugnio 1651 parte orientale. Gravure, 48 x 37 cm. Collection particulière.

Nattiez est une découverte récente, et très loin d’être achevée, de l’Histoire de l’art. Un peintre français de ce nom apparaît dans les archives romaines du Seicento : les Stati d’anime attestent sa présence à Rome de 1641 à 1660[1] et un document daté du 15 décembre 1641 nous apprend qu’il habite Piazza del Popolo et a été soigné pour une blessure au visage (sans doute à la suite d’une rixe[2]). Mais ces très maigres traces biographiques ne permettent pas de reconstituer sa carrière ni de retrouver ses œuvres. Aucune notice ne lui est consacrée par les répertoires les mieux informés[3].

Pour que Nattiez émerge d’un oubli très épais, il faut attendre 2006 et la publication par Pierre Rosenberg d’un dessin (ill. 1) et d’un tableau (ill. 2) de sa main. Le dessin[4] est une fantaisie architecturale. On reconnaît le Campidoglio romain, encadré par ses deux palais avec, sur le devant, les monumentales statues des Dioscures et les trophées de Marius ; mais au centre la statue équestre de Marc-Aurèle est réduite à une taille lilliputienne, et le Palais Sénatorial qui ferme le fond de la place est ici remplacé par un arc inspiré de l’Arc de Constantin, avec une grande inscription à la plume : Je suis vostre serviteur Claude Nattiez[5]. Le rapprochement s’impose avec une toile, aujourd’hui non localisée[6], qui est signée et datée Romae 1651 C. Nattiez Gal P. Non dénuée d’exactitude archéologique, elle montre la façade sur jardin de la Villa Médicis devant laquelle s’affaire, au milieu de débris divers, une petite foule de personnages vêtus à l’antique. C’est sur ces deux œuvres munies du nom de Nattiez que peut se fonder la reconstruction de sa personnalité artistique.

À cette veduta de la Villa Médicis Pierre Rosenberg a pu ajouter un tableau du musée de Valence où l’on retrouve le même site peint par la même main (mais sans signature et avec quelques variantes dans les figures et le jeu des ombres) et aussi, dans le même musée, deux autres toiles du même peintre et de mêmes dimensions qui représentent la façade sur jardin et une des façades latérales de la Villa Borghèse. Au groupe de quatre peintures ainsi constitué, on peut maintenant joindre plusieurs œuvres restées jusqu’ici anonymes ou données à d’autres peintres, tels Pierre-Antoine Patel (ill. 3), Filippo Gagliardi, Viviano Codazzi, Swanevelt, Jean Lemaire[7]. Et d’autres encore, jusqu’à notre Caprice architectural (ill. 4)[8].

Si la reconquête de la production de Nattiez est loin d’être terminée, elle révèle au moins la forte présence, dans ses tableaux, de l’Arc de Constantin. Il côtoie ici, avec quelques modifications et très arbitrairement, la Fontaine des Fleuves créée par le Bernin et installée au centre de la Place Navone, en 1651, par le pape Innocent X ; un antique obélisque égyptien, tiré du cirque de Maxence sur la Via Appia, en est l’axe. Pour représenter cette Fontana in Piazza Navona . Architettura del Cav. Gio. Lorenzo Bernini, le peintre s’est contenté de répéter très fidèlement la veduta gravée par Falda (ill. 5) dans son grand recueil des Fontane di Roma[9]: cet ouvrage ayant été publié en 1667[10], on tient là une nouvelle date qui prolonge ce que nous savons déjà de la période d’activité de Nattiez. Quant à l’arc de triomphe dont la masse sombre emplit la partie gauche du tableau, il est mis en scène tout différemment. Ce bloc rectangulaire est vu de côté et non de face, et sur cet espace dilaté se déploie un décor totalement fictif, loin de la réalité, quoique la plupart de ses éléments soient, en fait, empruntés aux façades de l’Arc : au-dessus d’une guirlande accrochée à un bucrane, on reconnaît ainsi, de haut en bas, la grande inscription à la gloire de Constantin qui est placée au-dessus de l’arche centrale du bâtiment, deux colonnes corinthiennes très élancées qui servent de support à deux statues, et deux médaillons sculptés -respectivement une chasse au lion et un sacrifice en l’honneur d’Hercule- qui surplombent une des deux arches secondaires. Ces deux bas-reliefs ronds, Nattiez a pu les dessiner sur place, et les reproduire sans avoir besoin de recourir au grand recueil d’estampes des Icones et segmenta de François Perrier (1645) où ces compositions sont inversées comme dans un miroir. Ainsi, à partir d’éléments exacts dans le détail mais sortis de leur place et agencés à sa guise, il a recomposé un Arc de Constantin imaginaire. Architecture antique et construction berninesque se font  face sur une sorte de plateforme sertie d’une obscure ligne de remparts derrière laquelle apparaît, évident symbole romain, la pyramide de Cestius. Une claire chaîne de montagnes bleues ferme l’horizon. La Roma antica et la Roma moderna, « l’une et l’autre Rome », « la vieille et la nouvelle Rome » sont ici indissolublement liées. Leur réunion fait de notre Caprice architectural un témoignage essentiel de la fantaisie poétique de Claude Nattiez.

La diffusion de cette création, qui mêle la veduta au capriccio et dans laquelle les figures rassemblées çà et là au pied des édifices ne sont que des figurants, reste à mesurer. Mais quelques rares indices nous révèlent, avec plus ou moins de précision, certains éléments de la clientèle du peintre. Ainsi le Capriccio avec l’Arc de Constantin et un des Dioscures de Monte Cavallo qui nous paraît une œuvre bien caractéristique de Nattiez a fait l’objet de publications qui signalent, au dos de sa toile, une inscription (disparue ensuite lors d’un rentoilage) qui atteste son appartenance à la collection de Cassiano dal Pozzo, le célèbre amateur ami de Poussin[11] (ill. 6). D’autres destinations pouvaient être moins prestigieuses. Nous voudrions attirer l’attention sur une curieuse Vue du Panthéon[12](ill. 7) d’attribution incertaine, pour laquelle, selon nous, le nom de Nattiez doit peut-être être retenu. On remarque dans cette veduta les armoiries de Mazarin accrochées sur la façade d’un palais proche du célèbre monument ; un carrosse décoré des fleurs de lys françaises est à sa porte. Or ni le cardinal ni aucun de ses parents n’ont jamais été propriétaires de ce palais qui appartenait de longue date à la famille Crescenzi, laquelle ne paraît pas avoir été particulièrement liée à la France. Faut-il voir dans ces armes cardinalices une marque de propriété, une façon de désigner Mazarin comme possesseur du tableau ?  La veduta elle-même incite à une autre réponse : le portique du Panthéon y est artificiellement ouvert (il manque une de ses colonnes) et laisse voir à l’intérieur une grande machine dressée pour mettre en valeur un sarcophage antique ; cette construction, réalisée  en 1646, était due à Francesco Gualdi, fameux érudit et collectionneur d’antiquités, fort connu en France -il y avait vécu et correspondait avec Peiresc- qui avait mis l’entreprise sous le patronage de Mazarin et en reçut en retour une pension[13]. Cette Vue du Panthéon peinte vers 1646 « aux armes » du cardinal est à la fois la célébration d’un événement et un témoignage de reconnaissance.

Nous avons signalé la fréquence des représentations de l’Arc de Constantin parmi les tableaux qu’il est désormais raisonnablement possible de donner à Claude Nattiez. Il est un autre groupe que la publication en 2006 du dessin du British Museum, en rebattant les cartes, permet aujourd’hui de constituer : celui  de la veduta de la place du Capitole. Au dessin princeps viennent en effet s’ajouter deux tableaux[14] qui montrent le même site, sous un angle analogue mais avec des variantes nombreuses. Autant de différences assez délicieuses à observer quand on compare les trois œuvres (le dessin et les deux tableaux). Ces variations sur un même thème forment comme un genre à part à l’intérieur du genre plus général du capriccio architectural. Elles révèlent peut-être l’existence d’une clientèle particulière pour ce type de créations. Tout porte à croire que les découvertes à propos de Nattiez vont désormais se multiplier. D’autres leitmotive vont-ils apparaître ? Nattiez sera-t-il un jour le « peintre des variations sur des thèmes archéologiques » ?

                                                                                                              Jean-Claude Boyer

 

Ill. 1. Claude Nattiez, Caprice architectural avec le Campidoglio, plume, encre et lavis, 23,2 x 35 cm, Londres, British Museum, Inv. 1966,1008.3.

Ill. 2.Claude Nattiez, Vue de la villa Médicis, côté jardin, huile sur toile, 122 x 171 cm, localisation inconnue

Ill. 3. Claude Nattiez (voir Boyer, 2013), Le temple d’Antonin et de Faustine, huile sur toile, localisation inconnue.

Ill. 4.Claude Nattiez (anciennement référencé comme cercle de Thomas Blanchet, Londres, Christie’s, 22-23 mars 2017, lot 94), Caprice architectural avec l’Arc de Constantin, huile sur toile, 69,5 x 95,5 cm, localisation inconnue.

Ill. 5. Giovanni Battista Falda, Fontaine de la place Navone, architecture du chantier Gian Lorenzo Bernini, in Le fontane di Roma nelle piazze, e luoghi publici della città, con li loro prospetti, come sono al presente de Giovanni Giacomo De Rossi, gravure, planche 38, Paris, Bibliothèque Nationale de France, Inv. VF-48-PET.FOL.

Ill. 6. Claude Nattiez (anciennement attribué à Jean Lemaire, voir Brejon de Lavergnée, 1973), Caprice architectural avec monuments romains, huile sur toile, 80 x 118 cm, localisation inconnue.

Ill. 7. Attribué ici à Claude Nattiez, Vue du Panthéon avec la donation de Francesco Gualdi placé sous le portique, huile sur toile, Rimini, Fondazione Cassa di Risparmio.

 


[1] Jacques Bousquet, Recherches sur le séjour des peintres français à Rome au XVIIème siècle, Montpellier, 1980, p. 231.

[2] Antonino Bertolotti, Artisti francesi in Roma nei secoli XV, XVI, e XVII, Mantoue, 1886, p. 107.

[3] Voir notamment l’Allgemeines Künstlerlexikon, 1991- publication en cours, et le monumental ouvrage de Giancarlo Sestieri, Capriccio Architettonico in Italia nel XVII e XVIII secolo, Rome, 2015 (3 vol.).

[4] Londres, British Museum, Inv. n° 1966 10.8.3.

[5] Pierre Rosenberg, « French Drawings from the British Museum : Clouet to Seurat » [compte rendu d’exposition, New York, Metropolitan Museum et Londres, British Museum, 2005-2006], Master Drawings, vol. XLVI, n° 4, 2006, p. 516-519.

[6] Vente à Milan, Sotheby’s, 1er juin 2004, Dipinti antichi, n° 195 « Scuola romana secolo XVII ». Nous citons la transcription de la signature donnée par P. Rosenberg. GAL P vaut pour Gallus Pinxit.

[7] Sur ces divers cas, voir Jean-Claude Boyer, « La peinture de ruines : genre ou poétique ? », in Le beau langage de la nature. L’art du paysage au temps de Mazarin, Rennes, 2013 (Actes du colloque du même titre, Université Rennes 2, 14-15 octobre 2010 ; sous la dir. d’Annick Lemoine et d’Olivia Savatier Sjöholm), p. 184-197 (voir p. 193-194 et p. 197 n° 47-54).

[8] Claude Nattiez, Figures parmi des ruines antiques, pierre noire et sanguine, Paris, Musée du Louvre, Inv. 34087, recto. (Répertorié comme anonyme français XVIIème)

[9] Fontane di Roma nelle Piazze, e luoghi publici della Città disegnate, e intagliate in prospettiva in acqua forte da Gio. Battista Falda, Rome, De’ Rossi.

[10] Voir Anna Grelle, Indice delle stampe De’ Rossi. Contributo alla storia di una Stamperia romana, Rome, 1996,

p. 396-397.

[11] Voir Jean-Claude Boyer, in Le beau langage de la Nature (op. cit. à la n. 7) p. 194 et n° 52, p. 197 (avec la bibliographie antérieure). Le tableau a été reproduit pour la premières fois par Arnauld Brejon de Lavergnée, « Tableaux de Poussin et d’autres artistes français dans la collection Dal Pozzo : deux inventaires inédits », in Revue de l’art, n° 19, 1973, p. 78-98 (voir p. 91-93 et n° 124-125 p. 98 ; fig. 12).

[12] Pour ce tableau, donné à un peintre anonyme actif à Rome dans les années 1650, voir Silvia Bruno « Progetti romani di Giulio Mazzarino », in Rome-Paris 1640. Transferts culturels et renaissance d’un centre artistique (Marc Bayard dir.) p. 275-326 (voir p. 292-293 et n° 192-193 ; fig. 10) ; il avait été attribué auparavant au peintre romain Filippo Gagliardi (mort en 1659), réputé pour ses « perspectives ». 

[13] Voir Fabrizio Federici, « Alla ricerca dell’esatezza : Peiresc, Francesco Gualdi e l’antico » in Rome-Paris 1640 (cité à la n. 11) p. 229-273.

[14] Vue de la Place du Capitole, 113 x 180 cm. Vente à Londres, Christie’s, 4 juillet 2012, n° 223 (« Roman school, 18th century ») – localisation actuelle inconnue.

Vue de la Place du Capitole, 82,5 x 108,5 cm. Vente à Londres, Phillips, 7 juillet 1992, n° 58 - Vente à Londres, Christie’s, 22 avril 1994, n° 244 (« Garola Pietro Francesco ») - localisation actuelle inconnue. Voir Giancarlo Sestieri, Capriccio architettonico (cité à la n° 3), 2015, t. II, p. 62 et fig. 13, p. 70 ( « Garola Pietro Francesco »).

 

 

 

 

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