Ce tableau précieux (la robe bleue de la Vierge est faite de pigments de lapis-lazuli) fait partie d’un ensemble de Saintes Familles datées des années 1650-1652, de petit ou moyen format. Il est le plus intéressant à cause de son iconographie.

 

Le jeune Jean-Baptiste puise avec une cruche dans une fontaine alimentée par l’eau s’écoulant d’un masque à la bouche ouverte encastré dans un mur de briques surmonté d’un relief représentant la nymphe de la source entourée d’amours jouant à ses côtés. L’eau puisée par lui est transmise par Jésus, grâce à une coquille, à la coupe en forme de lampe romaine, à laquelle boit la Vierge Marie. Saint Joseph, qui regarde amoureusement la scène, est appuyé sur la vasque d’une fontaine reliée à deux masques d’où devrait s’écouler son eau. Cette fontaine est surmontée d’un buste sévère correspondant à la représentation classique de Solon, le législateur d’Athènes. D’elle ne s’écoule aucune eau, comme si la source qui l’alimentait, symbolisée par un dieu fluvial à buste d’homme et à queue de poisson sculpté sur sa vasque, s’était complètement tarie.

 

 

Cette description permet de comprendre la signification des symboles mis en images par Stella. L’eau naturelle dans sa diversité et sa richesse, représentée par les amours qui entourent la nymphe de la fontaine où puise Jean-Baptiste, est sanctifiée par l’action de Jésus et permet à la Vierge d’être emplie de l’Esprit céleste. L’action de cet esprit donnait naissance, avant la venue de Jésus, à l’œuvre des législateurs qui fixent les règles permettant à la vie sociale d’être organisée d’une manière harmonieuse. Cet ordre des législations antiques est dépassé et aboli par la présence de Jésus selon qui l’organisation sociale ne doit pas être fondée sur la sévérité de lois uniquement punitives, mais sur la confiance, l’amitié et l’amour, purifiés par l’Esprit saint. La scène idyllique inventée par Stella fait ainsi croire en la possibilité d’un retour du paradis sur terre grâce à l’entente des membres de la famille humaine. Elle fait abstraction de la future mort de Jésus, organisée par les représentants, dans la société juive, d’un pouvoir mortifère fondé sur la loi de Moïse. Dans la réalité, malgré la grâce divine transmise aux hommes par Jésus, l’eau perverse de l’égoïsme et de la jalousie continue à couler d’une manière souterraine et surgit soudainement pour alimenter la volonté de mort qui se cache derrière les belles déclarations de paix des dirigeants religieux et politiques. Ces dieux dissimulés dans les profondeurs de la terre continuent à susciter entre les hommes la division symbolisée par les deux masques grimaçants de la fontaine tarie. Le tableau met en scène l’aspect enchanteur du christianisme en gommant apparemment la tragédie de la Passion de Jésus.

 

 

Stella a-t-il suivi, en peignant ce tableau, les leçons d’un théologien qui lui aurait suggéré son thème, ou bien l’a-t-il lui-même inventé et mis en image ? Il était, comme Poussin son ami, passionné par la littérature ancienne et moderne, la philosophie et la religion. Sa peinture est toujours savante, mais d’une manière discrète, sans rechercher l’originalité à tout prix et l’étalage de son érudition. Ce tableau est typique de sa manière : suggérer la profondeur d’une réflexion sur le mal, au-delà d’une apparence suave et aimable. Ainsi procède la vraie sagesse : non par la violence mais par une persuasion douce et policée.

 

 

Le bas-relief de la nymphe entourée d’amours correspond-il à une œuvre réelle de l’époque romaine ou est-il une invention de Stella ? M. Henri Lavagne, interrogé à ce sujet, ne connaît pas d’exemple de « ce sujet représenté dans l’Antiquité avec des putti joueurs […]. Ce qui est intéressant, note-t-il, c’est le parallélisme et le contrepoint entre le thème de l’eau dans le monde païen à l’arrière-plan (monde en voie de destruction et de ruine comme le montre l’état du relief) et le monde chrétien dans sa prime jeunesse au premier plan, Jean-Baptiste recueillant l’eau pour l’Enfant Jésus étant la figure chrétienne qui désormais supplante le monde païen 1. » Poussin reprendra une thématique analogue dans une Sainte Famille au musée de l’Ermitage, peinte pour l’épouse de Chanteloup vers 1656 2. M. Lavagne enfin attire notre attention sur la singulière chaussure de la Vierge : « Cette sandale avec sa grosse feuille de lierre (ou une feuille cordiforme ?) est certainement un motif que Stella a recopié sur une sandale de statue romaine, probablement d’empereur, en tout cas de patricien. Le choix de la couleur pour les lanières en cuir est extraordinaire 3. » Dans son moindre détail tout tableau de Stella est une œuvre pensée qui, même si sa signification nous échappe en partie aujourd’hui, nous fait immédiatement sentir sa mesure et son harmonie. Dans le cadre global de ce sentiment chaque détail, par exemple la couleur d’un objet, se met à nous parler jusqu’au moment où son sens s’éclaire. L’œuvre de Stella comme celui de Poussin est ainsi une langue dont il faut apprendre à découvrir le code. La joie esthétique causée par la vision d’une œuvre d’art conçue par l’auteur selon cet esprit se change alors en moyen de mieux connaître.


 

Philippe d’Arcy

 

 

 

 

1 Communication écrite du 20 décembre2011. M. Henri Lavagne est membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres.

2 Voir Henri Lavagne, « Poussin et la mosaïque du Nil à Palestrina. De l’érudition à la théologie », dans les Actes du colloque Poussin et la construction de l’antique, Rome, Villa Médicis, 13-14 novembre 2009, éd. Académie de France à Rome/Paris, Somogy, 2011, p. 433-450.

3 Voir note 1.

 

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