Dans le catalogue de l'exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon (2010), notre Ivresse de Noé (P. 20) était positionnée vers ou peu après 1680, une date qui correspondait au premier retour du peintre à Lyon, après un peu moins d’une vingtaine d’années passées à Rome, depuis 1661. Avec le possible pendant auquel il resta associé depuis le XVIIe siècle au sein des collections lyonnaises, Le jeune Tobie rendant la vue à son père (cat. 02), il s’inscrivait peut-être dans une série plus vaste dédiée à l’Ancien Testament, qui aurait pu être commandée par un des clients lyonnais que citait déjà l’article à trois mains de la Revue de l’Art dès 1988, par exemple le marchand drapier Louis Bay (1631-1719), étudié par Marie-Félicie Pérez[1]. Du séjour romain, dont la durée témoigne sans doute d’un désir d’y faire carrière auprès des mécènes réputés comme le cardinal Giuseppe Renato Imperiali, le peintre conserve un fa presto délibéré que caractérise la touche largement brossée de ses fonds paysagers contrastant avec les glacis délicats qu’il emploie pour spécifier les physionomies, les pilosités et figures d’arrière-plan. Le groupe pyramidant des figures principales, inscrit dans un clair-obscur puissant, atteste une admiration franche pour Giovanni Lanfranco et des compositions comme La Libération de saint Pierre (vers 1620-1621, Birmingham Museum of Art, Alabama), que le peintre réintègre dans un horizon atmosphérique élargi en usant avec subtilité du vocabulaire paysager de Pier Francesco Mola (Saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert, vers 1659, Louvre). De fait, la composition prend ses distances avec le goût romain, plus centré sur les figures, mais multiplie les effets et les citations romanistes, jusqu’à Michel-Ange, auquel il emprunte la figure de son Noé ivre, célèbre quadro riportato du plafond de la chapelle Sixtine situé au-dessus de la porte des entrées solennelles. La variété des citations appropriées et absorbées dans une grande manière qui s’exprime par masses nerveuses et coloristes confère à la composition la qualité d’une esquisse monumentale et aboutie, qui permet à l’œil de revisiter un sujet bien connu avec le sentiment d’une vision inédite : la dérision de l’ivresse de Noé par son fils Cham suggère ici une autre lecture que celle qui fut traditionnellement associée au texte de la Genèse (9, 21-25). A ceux qui désirent lui appliquer cette lecture, la composition évoquera bien sûr l’annonce de la colère du père innocemment abusé par le vin à l’endroit du fils prompt à se moquer de lui. Mais pour ceux qui se laissent emporter par le charisme un peu diabolique de la figure de Cham qui plonge ses yeux dans les nôtres, tel un admoniteur désireux de nous prendre à témoin, le tableau se présente plutôt comme une allégorie philosophique et quelque peu païenne, qui révèle la victoire de la jeunesse sur la vulnérabilité du corps sénescent, ainsi que le triomphe de l’intelligence maligne sur la puissance vaine de la piété filiale, ici figurée par les contorsions emphatiques de Sem et Japheth. Quand la figure ironique et le corps bien campé de Cham se trouve doublé, à l’arrière-plan, par l’éternelle montagne aux reflets bleus et blancs, les obliques des corps de ses deux frères répondent aux deux arbres biais qu’encadrent une souche morte – figure naturelle et tragique de Noé et de la finitude du Bien.

                                                                                                                                             Christophe Henry

 

[1] M.-F Pérez, « La collection de tableaux de Louis Bay seigneur de Curis 1631 P-1719 après son inventaire après décès », Gazette des Beaux-Arts, mai 1980, p. 183-186.

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