L’année 1946 marque un tournant dans la carrière artistique de Raoul Ubac. Il abandonne subitement la photographie, qui l’avait fait connaître auprès des milieux surréalistes belges et français ; il découvre l’usage de l’ardoise gravée, qui prendra progressivement une place prépondérante dans son travail1 ; il développe enfin son travail de dessinateur et de peintre, entrepris dès la fin des années 1930. Comme photographe et dessinateur, on lui connaissait un attrait pour l’expérimentation technique, que ce soit dans sa célèbre série du Combat de Penthésilée (qui fut reproduite dans la revue Minotaure), ou dans ses travaux plus modestes (Rapports d’objets, Géométries, Natures mortes, etc.). En 1946, il a désormais pris ses distances avec le surréalisme et sa production plastique se multiplie : gouaches, dessins à l’encre, au crayon, au pastel, lithographies, peintures à l’huile, eaux-fortes rehaussées à l’aquarelle, bois gravés… Cet élargissement des moyens techniques s’accompagne d’une profonde mutation de sa réflexion artistique : Ubac se détache de la représentation du réel pour s’avancer vers une forme d’abstraction. La première exposition personnelle de ses gouaches a lieu cette année-là à Londres à la Redfern Gallery et à Bruxelles à la galerie Lou Cosyn, tandis que ses dessins sont exposés à Paris à la galerie Denise René, où il rencontrera Jean Bazaine et ses amis non-figuratifs. L’influence de Bazaine sera déterminante. Elle se ressent fortement dans notre Tête blessée. Plus tard proche du mouvement Cobra (il réalise la couverture du n° 7 de la revue éponyme à l’automne 1950), puis de la constellation de la galerie Maeght, qui lui consacrera plusieurs expositions et publications, Raoul Ubac resta fondamentalement solitaire.

La série des Têtes accompagne celle des Forêts entre 1946 et 1948, réseaux denses et tourmentés de lignes, ne montrant que peu de liens avec la réalité. La palette est sourde, terreuse, sombre. C’est avant tout une masse qui est manipulée, plus qu’une image. En cela Ubac dessinateur est aussi sculpteur. Des forces sont à l’oeuvre, en tension graphique. Dans le cas de notre oeuvre, la tête se situe comme en négation de l’idée de portrait, c’est un non-portrait : le réceptacle commun des violences de la civilisation. En 1946, si l’homme est blessé, c’est dans un au-delà du corps. Ubac s’apprête à basculer dans l’abstraction, qui dominera son travail (malgré les « corps » et « têtes » à venir) jusqu’à sa mort. La tête blessée donne l’aspect d’un bloc noir sur lequel on aurait gravé les signes du temps, les meurtrissures, en un indéchiffrable visage. Cette année-là, il donnera un texte pour la revue belge IIIe convoi, où il écrit: « Terre à terre – Face à face. Notre corps enfin s’est rejoint au niveau de la pierre. Corps coulé, échoué, déchiré par la pointe du silex, lance du graal malgré nous…2» (P.R.)

 

 

 

 

1. L’affaire est bien connue : lors d’un séjour en Haute-Savoie, Ubac ramasse un fragment d’ardoise dont la forme le fascine et, à l’aide d’un vieux clou, commence à y graver un dessin. C’est le début d’un long travail sur ce matériau, support pour ses impressions (ou « empreintes ») ou pour ses tailles directes qui donneront naissance à des sculptures singulières.
2. Raoul Ubac, IIIe convoi, n° 3, 1946.

 

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