• ill. 1 : Lucas Vorsterman d'après Adam de Coster, La Partie de backgammon, burin, 26,6 x 25 cm, Genève, Cabinet d'arts graphiques des musées d'Art et d'Histoire.

    Ill. 2 : Adam de Coster, Le Trio, huile sur toile, 117 x 92, Vaduz, Sammlungen des Fürsten von Liechtenstein.

    Ill. 3 : Adame de Coster, Le Reniement de saint Pierre, huile sur toile, 107,3 x 153,3 cm, Christie's Londres, 3 décembre 2014, n° 172.

    Ill. 4 : Adam de Coster, Le Reniement de saint Pierre, huile sur toile, 109 x 131,5 cm, collection Koelliker.

UNE GRANDE NUIT INÉDITE DU CARAVAGESQUE FLAMAND ADAM DE COSTER

À l’instar de ses collègues caravagesques Gérard Seghers ou Théodore Rombouts, Adam de Coster jouissait à Anvers de la reconnaissance de ses pairs puisque Van Dyck a réalisé son portrait pour sa célèbre Iconographie où il est qualifié de « pictor noctium1». Le corpus de ce peintre encore peu connu compte actuellement une trentaine d’opus attribués à partir de sa seule oeuvre sûre, une gravure des Joueurs de backgammon exécutée par Lucas Vorsterman2 (ill. 1). De Coster s’est fait une spécialité des scènes nocturnes où les personnages à micorps sont éclairés par une source lumineuse artificielle, en partie masquée. À côté de Chanteurs (Vaduz, ill. 2), de Musiciens, de Joueurs, de Fumeurs, il a aussi traité des thèmes religieux comme Le Reniement de saint Pierre (ill. 3, 4). Franc-maître à la guilde des peintres d’Anvers en 1607, il n’est plus mentionné dans les archives de la ville avant 1626, année où il prend un élève dans son atelier. Cette lacune et sa manière caravagesque laissent supposer un voyage en Italie ou aux Pays-Bas au contact de Gerrit van Honthorst.

Ce Saint François en méditation aux côtés du Frère Léon, avec son clair-obscur sobre, ses passages chromatiques doux et ses contours suaves, est proche des peintures italiennes et des premières productions
hollandaises de Honthorst, exécutées entre 1615 et 1625. Comme ce dernier, De Coster anime ses carnations lisses par de petites taches de lumière très blanche auxquelles il ajoute un aspect brillant, très personnel. Il s’empare également du motif de la chandelle en partie cachée, inventé par Honthorst à Rome dès la fin des années 1610, pour créer de puissants contrastes lumineux(3). De Coster a l’idée originale de la draperie sombre masquant, dangereusement, la source lumineuse de la chandelle. Apparu à Madrid fin 2014 sous le nom de Gérard Seghers, le Saint François en méditation aux côtés du Frère Léon se distingue de l’art plus monumental et décoratif de son contemporain anversois. La méditation poétique de ses personnages, leurs gestes tempérés, l’apparentent plutôt à certains caravagesques « français » comme Georges de La Tour4, Trophime Bigot, ou à l’énigmatique Maître à la Chandelle, avec lequel il partage une certaine délicatesse des morphologies. Les typologies du Saint François en méditation sont typiques de De Coster. La magistrale tête de caractère du Frère Léon a aussi servi de modèle pour le saint Pierre du Reniement récemment apparu à Londres sous le nom correct de De Coster (ill. 3)5. Le peintre donne les mêmes traits à un protagoniste des Joueurs de cartes conservé à Compostelle dont Enrique Valdivieso loue la qualité des expressions des visages6. Le regard particulièrement pénétrant de saint François s’observe aussi chez le joueur de dés du Reniement de saint Pierre de la collection Koelliker (ill. 4)7.

Dans ce Saint François en méditation aux côtés du Frère Léon, nous pouvons identifier le premier tableau documenté d’Adam de Coster. Outre l’attribution par le style, l’iconographie montrant saint François à une table chargée de livres en compagnie du Frère Léon est assez rare pour qu’on puisse l’identifier avec un tableau de De Coster cité dans un acte notarié du 27 janvier 16278. De Coster y déclare avoir vendu, trois mois plus tôt, six peintures « originelles faictes de [sa] propre main » au marchand Jehan van Mechelen à Anvers, y compris un « Sainct François avec son compaignon estans à une table sur laquelle sont des livres ». Après la gravure de Vorsterman, il s’agit ici de la toute première peinture autographe documentée du maître. Vu l’extrême rareté du sujet (saint François et un autre frère à la même table de prière, nous y revenons plus loin), son origine espagnole et le numéro d’inventaire 486 lisible en bas à gauche, ce tableau est sans doute celui mentionné en 1864 dans la collection madrilène de Vicente Pio Ossorio de Moscoso y Ponce de León, XIVe comte d’Altamira (9). L’inventaire de 1864 mentionne Deux religieux capucins en prière devant un crucifix, une oeuvre anonyme d’environ 152 x 159 cm (la hauteur n’est pas la bonne mais la largeur correspond parfaitement à notre tableau). L’oeuvre est considérée comme une copie, peut-être l’imaginait-on imitée d’un grand maître comme Caravage, par exemple. On ne connaît pas le sort réservé aux tableaux du comte d’Altamira après 1864 quand ils sont dispersés dans les familles de ses quatre enfants. Le comte d’Altamira ayant hérité de tableaux de la célèbre collection du marquis de Leganés, le Saint François en méditation pourrait correspondre au numéro 272 de l’inventaire dressé à la mort de ce dernier en 1655 (mais ce numéro n’est pas décelable sur la toile). Le sujet et les dimensions sont similaires au numéro 486, à savoir un nocturne d’environ 166 x 166 cm où «saint François prie avec un livre ouvert et un autre [personnage] avec une chandelle (10) ». Le marquis de Leganés possédait déjà ce tableau en 1637. Ce numéro 272 sera mentionné pour la dernière fois en 1726 au palais San Bernardo, où il est ajouté qu’il s’agit d’une peinture originale d’un peintre flamand et que le compagnon de saint François tient une chandelle à la main (11). Ce dernier détail a pu faire l’objet d’une erreur car le compagnon du saint tient bien quelque chose dans sa main, mais il s’agit d’un petit livre.

 

Iconographie

Ce Saint François en méditation aux côtés du Frère Léon offre une iconographie unique, inédite au sein de la pléthore d’images montrant le saint en oraison dans la première moitié du XVIIe siècle, y compris chez les caravagesques. Il est exceptionnel de trouver le Frère Léon, le compagnon, confesseur et secrétaire du saint, représenté à la même table de prière que le Père Séraphique, exactement sur le même plan que lui – même si le peintre établit une hiérarchie entre saint François, le regard levé vers le crucifix, et Frère Léon, penché sur sa lecture (12). Les pans de draperie tendus sur toute la largeur du tableau et tombant au-dessus de la bougie situent ce puissant nocturne dans un intérieur aux contours indéterminés, typiquement caravagesques. Aucun élément naturel extérieur n’est visible, au contraire de la tradition iconographique de saint François en prière, à laquelle appartient, par exemple, la version du Caravage de Crémone. Saint François ne porte pas encore les stigmates qu’il recevra deux ans avant sa mort sur le mont de l’Alverne. La scène peut, dès lors, se référer à deux épisodes historiques différents de la vie de saint François.

La place importante donnée aux livres saints et la présence de Frère Léon pourraient d’abord évoquer la rédaction de la deuxième règle des Frères mineurs en 1223 (Regula bullata). D’après la légende franciscaine, saint François, Frère Bonizo et Frère Léon se retirent alors dans l’ermitage de Fonte Colombo pour prier et jeûner. Dieu enjoint à saint François de constituer une version courte de la première règle des Frères mineurs. Alors que le Poverello prie devant le crucifix, l’Esprit du Seigneur lui-même lui révèle la rédaction du texte qu’il dictera au Frère Léon (13). On pourrait voir ici cette iconographie rare qui justifie la présence de son secrétaire relisant la règle qu’il vient de transcrire dans un petit volume, à la lumière de textes antérieurs. À la suite de l’essor des récollets et des capucins, les écrits de saint François connaissent justement une nouvelle faveur au début du XVIIe siècle, notamment à Anvers (14). L’officine Plantin imprime des opuscules du saint en 1623 et la règle et le testament du Père Séraphique en 1624.

Parallèlement, le Saint François en méditation de De Coster peut aussi être interprété comme une réflexion sur la mort et la pénitence à la lueur d’un épisode survenu à l’Alverne en 1224, précurseur du miracle de la stigmatisation (15). Saint François a la révélation qu’il connaîtra les projets de Dieu s’il ouvre par trois fois les Évangiles. Tandis que le saint prie, le Frère Léon ouvre les Écritures et tombe trois fois sur l’épisode de la Passion du Christ. Le Poverello, qui a imité le Christ dans tous les actes de sa vie, interprète alors son destin comme l’épreuve des souffrances de Jésus sur la croix, signe qui s’accomplira peu de temps après, par sa stigmatisation. La croix est représentée explicitement deux fois dans le tableau, sous la forme du crucifix et du Tau, symbole de la croix et de la pénitence. Elle pourrait y figurer une troisième fois, s’il est permis d’interpréter les vagues éléments de la scène reproduite dans le livre (des éléments verticaux, un ciel tourmenté ?), comme un Golgotha. Adam de Coster offre ainsi une variation nouvelle de la dévotion de saint François pour le crucifix, aux antipodes de la scène spectaculaire de la stigmatisation ou de l’extase du saint (avec ou sans consolation angélique). Le désir de glorifier la croix et les souffrances de Jésus s’exprime par le biais d’une grande vanité où le crâne et la croix s’affrontent à chaque extrémité de la table. Vanité ultime, le crâne posé de profil sur le livre de gauche semble être l’unique lecteur du grand volume ouvert posé en regard à droite.

(Anne Delvingt)

 

 

1. Voir la notice biographique de Sophie Somers, « Coster, Adam de », dans K. G. Saur (éd.), Allgemeines Künstler-Lexikon : die Bildenden Künstler aller Zeiten und Völker, Munich-Leipzig, 21, 1999, p. 485-486.
2. Benedict Nicolson, "Notes on Adam de Coster", dans The Burlington Magazine, 103, avril 1961, p. 185-189 ; Benedict Nicolson, Candlelight Pictures from South Netherlands, dans The Burlington Magazine, 758, mai 1966, p. 253-254 ; Benedict Nicolson, Caravaggism in Europe, Turin, 1989, p. 100.
3. Voir Le Reniement de saint Pierre conservé en Angleterre (collection privée, vers 1618), repr. dans J. Richard Judson et Rudolf E.O. Ekkart, Gerrit van Honthorst 1592-1656, Doornspijk, 1999, n° 55, fig. 20.
4. François-Georges Pariset, Georges de La Tour, Paris, 1948, p. 96 ; Paulette Choné, « Georges de La Tour, Les affinités électives », dans Michel Hilaire et Axel Hemery, Corps et ombres. Caravage et le caravagisme européen, cat. exp. Musée des Augustins, Toulouse – musée Fabre, Montpellier, 23 juin – 14 octobre 2012, p. 458.
5. Collection privée. Huile sur toile, 107,3 x 153,3 cm. Christie’s, Londres, 3 décembre 2014, n° 172.
6. Santiago de Compostela, Rectorado de la Universidad, dépôt du Prado. Huile sur toile, 126 x 156 cm, inv. P-5340, voir Enrique Valdivieso, Pintura holendesa del siglo XVII en España, Universidad de Valladolid, Valladolid, 1973, p. 285, pl. II, 3 (suiveur de Gerrit van Honthorst).
7. Collection Koelliker, Milan. Huile sur toile, 109 x 131,5 cm. Voir Gianni Papi, Bartolomeo Manfredi, Soncino (CR), 2013, p. 50, 55-56, 279, fig. 91, et du même auteur, Gherardo delle Notti. Quadri bizzarrissimi e cene allegre, cat. exp. Florence, Galleria degli Uffizi, 2015, n° 52, p. 238-239. Cet auteur rend justement à De Coster plusieurs oeuvres données à Gérard Seghers.
8. Eric Duverger, Antwerpse kunstinvertarissen uit de zeventiende eeuw, III : 1627-1635, Bruxelles, 1987, p. 11.
9. « 486 218. Dos religiosos capuchinos en oración ante un crucifijo. Copia. Alto 5-6½ Ancho 5-9 Marco dorado 300 200.» Voir la thèse en ligne de José Juan Preciado, El Marqués de Leganés y las artes, Université de Madrid, 2010, p. 946, doc. 20.
10. « 272. Otra pintura de noche de dos baras en quadro de san françisco con un libro abierto reçando en otro con un candildel nº duzientos y setenta y dos la taso en quinientos y çinquenta Reales ∂550 », ibid., p. 209-210.
11. « Otro Quadro de dos varas en quadro d’un san franco, que esttarezando con un libro abierto y su compañero con un candil en la mano, es original d’un flamenco nº 272 », ibid., p. 893, doc. 14.
12. Elle n’apparaît pas dans la somme de Benedict Nicolson de 1989, Caravaggism in Europe, ni dans W. H. Savelsberg, Die Darstellung des Hl. Franziskusvon Assisi in der Flämischen Malerei und Graphik des späten 16. und des 17. Jahrhunderts, Rome, 1992, ni dans le Lexikon der christlichen Ikonografie, 6, 1974.
13. Saint Bonaventure, Legenda Major, 4, 11, idem, Mirror Perfectionis, I.
14. Selon Fabienne Henryot, Portrait du récollet écrivain au XVIIe siècle, dans Les Récollets en quête d’une identité franciscaine, acte du colloque, Paris, 1-2 juin 2012, Tours, 2014,
note 6, p. 220.
15. Saint Bonaventure, Legenda Major, 13, 2, et Anonyme, Troisième considération sur les sacrés et saints stigmates, Histoire de saint François d’Assise, (1182-1226). Voir Marco Pupillo, San Francesco in meditazione del Caravaggio di Cremona e di Carpineto Romano : appunti di iconografia, dans Caravaggio e il suo ambiente, 2007, p. 99-109.

 

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