Le tableau, représentant la mort d’Abel, vendu par une fondation suisse en mars 2016 comme une oeuvre de l’école espagnole de la fin du XVIIe siècle ou du début du XVIIIe, a été reconnu comme une oeuvre indiscutable du peintre espagnol Sebastián Martínez Domedel par les spécialistes de l’artiste1. Martínez s’est formé entre Jaén, sa ville natale où il a passé la plus grande partie de sa vie, et Cordou, comme le prouve sa proximité stylistique avec des peintres éminents de cette ville, tels Antonio del Castillo, avec qui il a été parfois confondu, ou Valdés Leal. À partir de 1662 et durant les dernières années de sa vie, il a fréquenté la cour de Madrid, où il mourut en 1667. Bien qu’il ne soit pas aujourd’hui l’un des peintres les plus connus de la splendide génération du Siècle d’or espagnol, il jouissait de son vivant de la reconnaissance de ses contemporains, comme l’atteste l’appréciation d’Antonio Palomino, le célèbre artiste et historiographe de la peinture ibérique, sur le modèle de Vasari, qui qualifiera Martínez de « peintre insigne et d’une manière très capricieuse, extravagante et rare ; mais de bon goût et correction, avec de la tempérance et le vague des sujets…2 ». La rareté et le capricho soulignés par Palomino témoignent d’une originalité qui distingue « Sebastianus » – comme il avait pour habitude de signer à ses débuts – du reste des peintres de son temps, en partie par ses inventions introduites dans les compositions à sujets religieux qui dominaient le panorama artistique espagnol d’alors, et par sa technique picturale, qui devint de plus en plus imprécise, « embrumée », selon les termes de Palomino, faisant référence à l’idée de « vague des sujets », qui représentent aujourd’hui une indiscutable touche de modernité. Il ne serait pas insensé de penser que ces marques d’extravagance dans son art soient dues à sa vie hasardeuse, tant sur le plan professionnel, par ses fréquents déplacements entre Jaén, Cordou et Madrid, que sentimental. Car, après la mort de sa femme Catalina de Orozco en 1655, une veuve de Jaén d’un certain statut social, il vécut en concubinage avec une filleule que le ménage avait recueillie, Juana de la Pena, avec laquelle il eut cinq enfants, sans que sa situation matrimoniale soit jamais régularisée, pas même par procuration à la veille de la mort de la jeune femme. Il mourut peu après, seul, dans une auberge de Madrid.
 

L’oeuvre qui nous occupe est un excellent exemple de la présentation que nous venons de faire du peintre. Elle fut acquise par un particulier espagnol résidant en France, Joaquin Carvallo (1869-1936), célèbre médecin et chercheur, pour sa résidence du château de Villandry, acheté et réhabilité en 1906 par lui-même et son épouse, l’Américaine Anne Coleman. Cette oeuvre faisait partie de sa collection de peinture dans laquelle se distinguaient les tableaux religieux du XVIIe siècle espagnol, s’accordant parfaitement à sa pensée pure, à sa vertu catholique et à son exaltation de la culture espagnole, qu’il prenait soin de rapprocher de la culture française, comme il l’a démontré dans la préface du catalogue de l’Exposition d’art espagnol qui eut lieu à Paris en juin 1925, organisée par La Demeure historique à son initiative. Dans ledit catalogue figure sous le numéro 2 La Mort d’Abel, sous une attribution à Alonso Cano, précisant qu’il « provient de la collection Soult où il était attribué à Pacheco ». En réalité, le tableau était déjà attribué à Cano lorsque le maréchal Soult se le fit donner, sous la contrainte, par le chapitre de la cathédrale de Séville en 1810, et c’est sous ce nom qu’il le proposa, sans succès, à Vivant Denon en 1813, et qu’il figura dans sa collection jusqu’à sa mort.
 

L’attribution ancienne à Cano résultait peut-être aussi d’une confusion avec un autre tableau de cet artiste sur le même sujet, également conservé à Séville, au monastère de la Cartuja, et également passé en France comme saisie napoléonienne dans une autre prestigieuse collection de peinture espagnole, celle de Louis-Philippe. La gravure que Saenredam fit de ce tableau aujourd’hui disparu (ill. 1) permet de juger de l’analogie et des différences entre la version du peintre de Grenade et celle de son contemporain sévillan, la comparaison révélant l’originalité manifeste du second. Tous deux ont choisi la séquence la moins représentée de ce chapitre de la Genèse (4 :3-16) qui parle du premier fratricide de l’humanité, soit le moment qui suit la mort d’Abel, plutôt que la représentation de son homicide par Caïn, qui fut toujours le plus représenté depuis Tiziano et Tintoretto jusqu’aux représentations plus modernes du XIXe siècle. Les lamentations des parents sur la mort du fils sont en accord avec la sensibilité plus humaniste et moderne du XVIIe face à l’héroïsme et à la transcendance de la Renaissance, qu’illustre par exemple la toile de Michel Cocxie du musée du Prado. Martínez introduit ainsi des nouveautés qui l’éloignent des scènes d’affliction conventionnelles, telles qu’on peut en voir dans la composition de Cano, mais aussi sur la toile de G.B. Benaschi (1636-1688) au musée de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando à Madrid. Ici, avec un pathétisme accentué, le drame se concentre sur la figure d’Éve pleurant sur le corps d’Abel, tandis qu’Adam, d’une stature imposante au premier plan, nous montre aussi bien le groupe éploré que cet objet hypnotique qu’est la mâchoire d’âne à l’avant-plan, instrument de l’homicide, qui, par ellipse, supplante Caïn, de même qu’un siècle et demi plus tard le fera Louis David avec le couteau assassin de Charlotte Corday dans La Mort de Marat. Caïn, cependant, apparaît sous une forme évanescente dialoguant avec Dieu le Père au second plan, autre invention de Martínez qui ne le montre pas comme un fugitif face à un Yahvé menaçant, représentation la plus courante, mais dans ce moment postérieur où Dieu lui adresse un signe salvateur pour le protéger au cours de l’éternelle errance à laquelle il est condamné.
 

Il est évident que Martínez connaît bien l’iconographie établie et toutes ses connotations significatives comme le montre la complexité du montage iconographique : la préfiguration du Christ dans Abel sacrifié, qui gît comme Jésus embrassé par Marie au pied de la Croix; Ève, qui se rapproche figurativement de la figure de Madeleine par ses longs cheveux blonds et l’emphase de ses larmes, tandis qu’Adam est représenté comme un prophète plutôt que comme un père, un homme vieilli mais anobli par la sagesse. L’usage de la couleur n’est pas moins signifiant : le ton céruléen du corps d’Abel accentue son aspect cadavérique, tandis que son visage, en rien idéalisé, est au contraire altéré par le rouge intense de sa blessure ensanglantée, autre allusion au sang rédempteur du Christ qui menace le Mal incarné par Caïn, comme l’explique le texte de la Genèse. Non moins révélateur est le paysage à l’arrière-plan dominé par les nuages noirs qui assombrissent la terre, ce qui trahit l’intérêt de Martínez pour ce genre, car selon Palomino « il a fait également des paysages, avec talent ».
 

Hormis ces singularités qui permettent d’apprécier l’imagination fertile de Sebastián Martínez, en plus des idiolectes particuliers qui trahissent sa paternité, il faut souligner combien les traits de la douleur d’Ève et l’expression d’Abel, unis par ce ton céruléen qui en accroît le pathétisme, trahissent une empathie de l’auteur. La solidité du personnage d’Adam, dont la tête à la barbe hirsute est très proche des dessins d’Antonio del Castillo par ces forts accents naturalistes, est caractéristique de Sebastián, de même que le globe terrestre soutenu par Dieu le Père, de consistance gazeuse, semblable à ceux qu’il aime à représenter à plus grande échelle sous les pieds de ses Immaculées au cours des dix dernières années de sa vie. Ces détails, et le fait que la figure d’Ève réponde aux traits d’une femme mûre, moins belle que ceux des Immaculées qui reproduisent ceux de sa maîtresse et belle fille, nous laissent penser que, pour cette occasion, Martínez aura pris sa femme, Catalina de Orozco, décédée en 1655, pour modèle, ce qui nous permet de situer sa réalisation autour de cette date, et de proposer Cordoue comme lieu d’exécution, comme le suggère l’influence de Castillo. Pedro A. Galera Andreu

 

 

 

1. Voir en particulier, Benito Navarrete Prieto, «Sebastián Martínez Domedel en el contexto de la pintura barroca española», dans Pedro A. Galera Andreu et Felipe Serrano Estrella (dir.), Sebastianus, Jaén, Diputación Provincial (à paraître). Ce volume réunit d’autres études qui actualisent l’image du peintre.
2. « pintor insigne y por una manera muy caprichosa, extravagante y rara ; pero con buen gusto y corrección, y con gran templanza y vagueza de términos…», Antonio A. Palomino de Castro, Museo pictórico y Escala óptica (1715-1724), Madrid, Aguilar, 1947, p. 948.

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