Dans le système artistique d’Ancien régime régit par les grâces et les hautes protections, Hubert Robert fait figure d’enfant gâté. La maison de Stainville-Choiseul au service de laquelle son père travaille, comme valet de chambre, lui assure dès ses débuts un appui des plus considérables. Quoique son goût précoce pour l’architecture l’aie tenu à l’écart de l’enseignement de l’Académie de Peinture et de Sculpture, qui n’encourage pas ce genre, il est hébergé à l’Académie de France à Rome à partir de 1754 grâce au patronage du marquis de Stainville, ambassadeur de France, futur duc de Choiseul, privilège qui n’est pourtant accordé qu’aux élèves qui ont concouru au prix de Rome. Le zèle avec lequel Marigny et Natoire, respectivement directeurs des Bâtiments du roi et de l’Académie de France à Rome, soutiennent cette recommandation s’explique par la puissance du protecteur autant que par les dispositions exceptionnelles du jeune homme. La promotion officielle de Robert comme pensionnaire du roi en 1759 n’est dès lors qu’une formalité.

 

A Rome les études qu’il accomplit sont de deux ordres : nature et invention. Robert fait ses classes dans les rues et dans la nature, et suit vraisemblablement les conseils de Cochin de ne pas simplement dessiner, mais de peindre d’après nature, afin d’étudier « la couleur directe et reflétée, qu’il est infiniment important d’étudier avec justesse et de bien graver dans sa mémoire ; on ne les devine point et l’on ne peut y parvenir qu’en peignant tout d’après nature, surtout pendant le temps qu’on consacre à l’étude, temps dont le bon emploi influe sur le reste de sa vie. » Mais c’est l’exemple des deux grands peintres de ruines contemporains qui va donner une impulsion décisive à son génie : il va tirer le principe de son art des caprices architecturaux de Giovanni Paolo Pannini (1691-1765) et des planches visionnaires de Giovanni Battista Piranesi (1720-1778), deux artistes qui entretiennent des liens privilégiés avec les Français.

 

 

Grâce aux tableaux peints pour Marigny, Watelet et Choiseul et à ses « dessins coloriés » qui circulent parmi les amateurs, une réputation avantageuse précède le retour de Robert en France en 1765. Son agrément et sa réception simultanés à l’Académie l’année suivante marquent son entrée officielle dans la carrière. Ses envois pléthoriques au Salon révèlent un génie abondant : « en général cet auteur est majestueux ; tous ses tableaux sont imposants par la magnificence des édifices qu’il a choisis et bien rendus. Il me semble en ce genre avoir une bien plus grande manière que son modèle [Pannini], plus recherché, plus fini, plus français ». La forte valeur décorative de son art lui attire rapidement des commandes de grands ensembles pour des demeures aristocratiques.

 

 

La finalité de ces morceaux le conduit à adapter une manière plus esquissée qui s’éloigne des critères d’excellence établis par la critique contemporaine que sont le fini et l’illusion. Dans sa fortune critique, l’opinion de Diderot selon laquelle Robert expédie trop vite ces peintures contrebalancera souvent les témoignages du plaisir qu’elles procurent, sans porter préjudice au peintre pour autant. Car les attentes des critiques ne sont pas celles des commanditaires. Juger les peintures décoratives de Robert avec les mêmes critères que des tableaux de chevalets est pour l’homme de lettres une façon de reprocher implicitement au peintre une servilité qui l’obligerait à diminuer ses facultés. Or, comme le rappela plus tard son biographe Pierre de Nolhac, le traitement de ces peintures témoigne au contraire de son intelligence du décor : « leurs tons argentins, si remarqués des contemporains, sont d’ordinaire fort exactement choisis pour s’harmoniser avec la claire ornementation des appartements d’alors. La légèreté de leur touche convient aux perspectives bien établies du peintre, à la profondeur des ciels, qu’il aime vastes et remplis de lumière ; encastrées aux quatre murs d’un salon du temps, ses bonnes toiles y jouent avec franchise et gaieté leurs rôles de fenêtres idéales ouvertes sur la nature. Ces “tableaux de place”, suivant le mot de l’époque, doivent donc être vus à leur place. »

 

 

L’Embarcadère méditerranéen appartient à cette production. Si son commanditaire n’est pas connu, son appartenance depuis 1846 aux collections du palais San Telmo de Séville, résidence d’Antoine d’Orléans (1824-1890), dernier fils de Louis Philippe et duc de Montpensier, et de son épouse l’infante d’Espagne Louise Fernande de Bourbon, laisse penser que sa provenance pourrait être princière. Daté des années 1770, il précède les deux premiers sommets de l’artiste dans ce genre : la série monumentale peinte pour le palais du comte Alexandre Stroganov à Saint-Pétersbourg, en 1773, et celle pour le château du comte d’Artois à Bagatelle en 1777-1779. Cette marine idéale cependant échappent aux catégories du caprice et de la veduta les plus souvent exploitées par l’artiste. Elle ne vise ni à divertir par l’accumulation de monuments pittoresques ni à surprendre par le spectacle d’une nature sublime. La sobriété de la composition, l’effet d’amplification spatiale produit par le rapport entre le proche et le lointain, l’impression de sérénité ménagée par l’inaction, l’importance donnée au motif de la felouque, tous ces éléments invitent à la contemplation. Ils inscrivent l’Embarcadère dans une histoire de la marine idéale allant du Lorrain à Friedrich, en passant par Vernet, que Robert revisite plus particulièrement ici en le dépouillant du côté anecdotique.

 

 

Mehdi Korchane

 

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