Issu de la petite noblesse lyonnaise, ce fils d’un docteur en médecine n’était pas destiné à la carrière d’artiste, mais à la magistrature. Il n’en cultive pas moins ses dons pour le dessin auprès de maîtres locaux avant de se rendre à Paris pour se former à la gravure, de 1762 à 1764. C’est par l’intermédiaire de Johann Georg Wille, qui le conseille et l’introduit dans ses relations, que Boissieu rencontre son premier mécène, le jeune duc de La Rochefoucauld. Comme tout aristocrate faisant le voyage initiatique du Grand Tour, celui-ci a besoin d’un artiste pour dialoguer sur les beautés de l’Italie ; Boissieu va tenir ce rôle en l’accompagnant dans la Péninsule en 1765-1766. L’artiste, qui a suivi jusqu’alors les modèles flamand et hollandais, découvre la force des valeurs lumineuses sous le ciel italien, tandis que l’étude des maîtres anciens donne de la solidité à son trait. À son retour à Lyon, il se construit un réseau de relations assez solide pour que sa réputation de dessinateur et de graveur dépasse les frontières de la France et s’étende aux pays germaniques. Pourtant, hormis quelques déplacements à Paris, Boissieu passe toute son existence à Lyon. Il grave plus de cent trente planches à l’eau-forte, principalement des paysages composés et des scènes de genre1. L’originalité de l’artiste, dans tous les domaines – il pratiqua aussi la peinture à l’huile –, vient de l’association entre son sens de l’observation du réel et la forte influence des maîtres hollandais du XVIIe siècle qu’il eut à coeur de collectionner.

Remarquable par ses dimensions, la Place d’un village s’inscrit dans un ensemble de feuilles au lavis d’encres grise et bistre avec quelques touches d’aquarelle et relevées de traits de plume typiques des premiers essais de l’artiste, soit entre 1760 et 1765, avant son voyage d’Italie, pendant lequel il adopta une pratique du lavis gris ou brun plus expéditive et synthétique. L’originalité de cette feuille réside dans la volonté d’associer une représentation d’un village à l’évocation des activités de ses habitants, d’une manière un peu démonstrative comme le montre leur répartition en saynètes, animant tout l’espace depuis le premier plan jusqu’au fond de la place. On reconnaît le goût du « pittoresque » dont l’artiste fait preuve dans de nombreuses représentations de fermes isolées2 (ill. 1), mais on est frappé ici par le délabrement du village tout entier – toits en partie ruinés, murs chancelants, voire écroulés – ce qui semble bien avoir été le cas dans les monts du Lyonnais, souvent parcourus par l’artiste. Les constructions en pisé renforcé par la pierre étaient souvent mal entretenues sans cesser d’être utilisées. Ce « pittoresque » renforcé par l’envahissement de la végétation est en fait une représentation de la
pauvreté de certaines campagnes au XVIIIe siècle.

Cette indigence est aussi celle des personnages. Ce sont des figures bien connues de Boissieu qui les a croquées dans de multiples feuilles remarquables par leur vivacité et leur expressivité3. Paysannes avec enfants, tonneliers, âniers, vieillards, mendiants, c’est toute la société rurale modeste qui est évoquée dans ces croquis rapides, répertoire de figures reprises ensuite dans diverses compositions plus élaborées. Si l’agencement des figures entre elles peut paraître maladroit, l’exécution de chacune est remarquable par la rapidité du trait de plume et le soutien léger du lavis. Boissieu a exécuté plusieurs paysages relevés de personnages au tout début de sa carrière4 (ill. 2). On peut supposer qu’il cherchait son inspiration au plus près de son environnement ou de ses déplacements et sous l’influence des modèles hollandais que véhiculaient des eaux-fortes de Jan van de Velde ou Anthonie Waterloo, mais il abandonna cette pratique dès 1765, quand son voyage d’Italie avec le duc Louis-Alexandre de La Rochefoucauld lui ouvrit d’autres horizons. Il n’empêche que les compositions comme celle-ci, dans leur naïveté, sont pleines de charme. La Place d’un village est par ailleurs la plus grande feuille connue de cette période. (Marie-Félicie Perez-Pivot)

 

 

 

 

1. Voir Marie-Félicie Perez, L’OEuvre gravé de Jean-Jacques de Boissieu, 1736-1810, Genève, Éditions du Tricorne, 1994.
2. Parmi les innombrables études de fermes plus ou moins ruinées, on signalera le dessin du musée Tavet à Pontoise, ceux du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg ; voir Marie-Félicie Perez-Pivot, Jean-Jacques de Boissieu (1736-1810). Dessins dans les collections publiques, Milan, Silvana Editoriale, 2018, n° 331, p. 142, repr., et n° 372 et 373, p. 157, repr. De nombreuses feuilles sur ce motif sont dans le commerce ou dans des collections privées, voir par exemple n° 164 dans Marie-Félicie Perez, Jean-Jacques de Boissieu (1736-1810), artiste et amateur lyonnais du XVIIIe siècle, thèse de doctorat d’État, université Lyon 2, 1982.
3. On citera par exemple la Feuille d’étude de six personnages du musée de Dresde, ou celles du Hessisches Lands Museum de Darmstadt, Deux feuilles d’étude de personnages, voir Perez-Pivot, 2018, n° 51, p. 74, et n° 48, p. 73, non repr. Il existe une multitude de dessins de ce genre dans les collections privées.
4. Par exemple, deux feuilles du musée des Beaux-Arts de Lyon, Paysage des environs de Lyon, et Paysage des environs de Paris, signées d’un pompeux « De Boissieu fecit » et datées respectivement de 1764 et 1763, voir Perez-Pivot, 2018, op. cit., nos 252 et 253, p. 123, repr.

 

 

 

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