Pierre Klossowski naît au seuil du XXe siècle de parents issus d’une vieille famille polonaise et passe sa prime enfance à Paris dans un milieu ouvert aux arts : son père réalise des décors de théâtre, sa mère, élève de Bonnard, peint, et l’appartement voit régulièrement défiler Ambroise Vollard, André Derain ou Maurice Denis… En 1914, les Klossowski partent pour l’Allemagne sans se fixer, ils voyagent à Cassel et à Berlin, puis séjournent à Berne, à Beatenberg et à Genève en Suisse. C’est là que Pierre Klossowski commence à construire sa culture littéraire en découvrant les textes de Strindberg, Shakespeare, Poe, Balzac ou Stendhal. Particulièrement sensible au théâtre et aux effets de mise en scène, il découvre les premières représentations de Georges Pitoëff à la Comédie de Genève. Klossowski s’établit à Paris au milieu des années 1920 où il noue une solide amitié avec André Gide et Pierre Leyris, rencontre les poètes du Grand
Jeu (Daumal, Vailland, Gilbert-Lecomte) et commence à suivre les cours de l’École des hautes études.

Il entame sa carrière littéraire en travaillant, avec Pierre Jean Jouve, à la traduction des Poèmes de la folie de Hölderlin (1930), puis devient secrétaire du psychanalyste René Laforgue. En 1934, Klossowski commence à fréquenter Georges Bataille, André Masson, Maurice Heine ou Roger Caillois et participe aux activités du Collège de sociologie où il donne, en 1939, une conférence importante sur « Sade et la Révolution » et publie trois  rticles, par la suite récusé, dans la revue Acéphale. Il lit abondamment Nietzsche et Kierkegaard, entretient une correspondance avec Walter Benjamin qui lui communique des textes de gnostiques, mais fréquente par ailleurs le groupe « Dieu vivant » et rédige les minutes de la discussion sur le péché qui a suivi une conférence de Georges Bataille et où sont entre autres intervenus Adamov, Bataille, Blanchot, Camus, Gandillac, Merleau-Ponty ou Sartre…

Au début de l’Occupation, Pierre Klossowski se rend à Lyon où il rencontre le père jésuite Fessard, spécialiste de Hegel, qui a joué un rôle déterminant dans son aventure spirituelle. Un temps chez les bénédictins d’Hautecombe, il entre plus tard au noviciat des dominicains de Saint-Alban-Leysse, près de Chambéry, puis rejoint un groupe d’étudiants laïcs qui vivaient dans l’orbite du couvent Saint-Maximin, où il donne des conférences – inspiration future de La Vocation suspendue –, puis rencontre le père de Lubac qui l’introduit aux séminaires de Lyon (Fourvière) et enfin de La Tronche près de Grenoble. À la fin de la guerre, il s’engage dans la CIMADE, mouvement protestant d’entraide sociale, et part comme « aumônier » dans un camp de réfugiés espagnols près de Clermont-Ferrand. Ses premières publications importantes paraissent dès 1946-1947 : une traduction des Méditations bibliques de Johann Georg Hamann, puis la première édition de Sade, mon prochain.

En juillet 1947, Klossowski épouse Denise, Marie, Roberte Morin-Sinclaire, veuve de guerre et déportée à Ravensbrück pour s’être engagée dans la Résistance. L’ensemble de son oeuvre littéraire et graphique sera désormais placé sous le signe de Roberte. La trilogie intitulée Les Lois de l’hospitalité, regroupant Roberte ce soir (1953), La Révocation de l’Édit de Nantes (1959) et Le Souffleur, ou le Théâtre de société (1960), narre les aventures de Roberte, Octave et leur neveu Antoine mis en scène dans des positions scabreuses que l’on retrouve transposées dans les dessins qui deviennent de plus en plus nombreux au milieu des années 1950. L’écriture et le dessin sont d’ailleurs deux pratiques complémentaires et dissociées dans le temps : « je n’ai pas mené les deux activités de front, mais de manière alternative », déclare l’auteur du Bain de Diane (1956), qui, en 1956, produit de nombreux portraits de proches et des nus prenant Denise pour modèle, et met ainsi la littérature en sommeil. Il poursuit toutefois sa quête de traductions en s’attachant à produire de nouvelles versions françaises de certaines oeuvres de Nietzsche, Suétone, Wittgenstein, Rilke ou Heidegger, du Journal de Paul Klee, ou de L’Énéide de Virgile où le travail expérimental sur la syntaxe de la langue est remarquable.

En 1969, année d’exécution de notre version de Roberte et les collégiens, Klossowski fréquente Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard et Michel Foucault. Dans ce dessin à la fois très maîtrisé et vibrant, il reprend une composition à la mine de plomb qu’il a inventée en 1963 et à laquelle il revient dans différents formats, puis au crayon de couleur à partir du milieu des années 1970, à au moins huit reprises jusqu’en 1989 (ill. 1 et 3). Dans un entretien avec l’artiste Rémy Zaugg publié en 1985, Klossowski évoque la question des titres en prenant l’exemple de Roberte et les collégiens : « Le titre dit que le tableau ne peut pas se confondre avec un autre. Si je nomme un tableau Roberte et les collégiens II et un autre Roberte et les collégiens IV, c’est simplement parce que ce sont des variantes d’un même thème. La femme est assaillie par des garçons, elle se défend ou, d’une certaine manière, ne se défend pas, mais ce ne sont que des nuances interprétatives. En réalité, il suffit de regarder le tableau pour voir qu’il ne se confond avec aucune des cinq variantes de ce thème1. » Le thème de Robert et les collégiens est un écho évident à une scène précise de La Révocation de l’Édit de Nantes (1959). Mais Klossowski n’a jamais cherché à illustrer ses propres textes et il faut avant tout voir dans son dessin un « caractère théâtral, scénique, dramaturgique » propre à l’espace de la représentation. Il réfutait l’appellation écrivain/ artiste ou artiste/écrivain qui selon lui n’a pas de sens, n’explique rien, et il préférait ainsi envisager ses multiples pratiques comme les strates d’un même et unique projet dramaturgique. Jean Decottignies insiste d’ailleurs sur l’organisation scénographique de ses oeuvres graphiques : «… la scénographie constitue l’inévitable support du fantasme et de sa violence, on le verra dans la série de Roberte et les collégiens. […] Ensemble qui atteste la permanence d’une préoccupation, d’une obsession intérieure : ce parti pris de représenter cernée la femme objet de l’agression. Derrière Roberte, un garçon debout, l’étreignant de dos ; devant elle un autre, accroupi, explorant et éclairant d’une lampe de poche les dessous de la femme. À l’inconfort des barres parallèles se substitue occasionnellement celui d’un escalier, donnant aux attitudes ce caractère acrobatique2 (ill. 2).» Klossowski reprend à plusieurs reprises ce modèle de composition avec le personnage masculin enlaçant par derrière la figure féminine étouffée, que ce soit dans Diane et Actéon (1955), dans La Récupération de la plus value (1969) ou encore avec Roberte, le colosse et le nain (ill. 4), où, à chaque fois, les acteurs sont observés à travers une optique disproportionnée, une Roberte immense dominant les minuscules collégiens, mais ils sont ligués à deux contre la proie. Le dessin est un événement fantasmatique. Dans Roberte et les collégiens II, la femme est confrontée à des partenaires indignes, inférieurs de par leur âge et leur condition sociale. Les traits enfantins des deux agresseurs renforcent l’incongruité et la maladresse de leurs gestes. La Révocation de l’Édit de Nantes, qui met en scène l’antagonisme entre les époux à travers l’alternance de leurs journaux intimes, a inspiré à Pierre Zucca une transposition filmique (Roberte, 1979). « Roberte nous fait assister à sa défaite, à la division qui s’empare d’elle, “étourdie par des sensations physiques qui [la] rendent méconnaissable à elle-même“. Son journal intime rend compte de l’obligation où elle se trouve de s’avouer enfin la discontinuité morale qui est la sienne3. » Denise joue le rôle de Roberte, une bourgeoise à la psyché perturbée, Pierre celui d’Octave, rôdeur, vieux fétichiste voyeur – il avait d’ailleurs déjà tenu des rôles au cinéma, dans Au hasard Balthazar (1966) de Bresson, par exemple. Le cinéma est une étape supplémentaire de la fable klossowskienne, une nouvelle manière de brouiller les pistes entre les dispositifs de représentations et de complexifier encore les rapports à la fiction par des jeux de mise en abîme et l’invention de la notion de « tableaux vivants ». (G.P.)

 

 

 

 

 

1. Entretien entre Rémy Zaugg et Pierre Klossowski, in Bernard Lamarche-Vadel, Klossowski, l’énoncé dénoncé, Paris, Marval, 1985, p. 71.
2. Jean Decottignies, Pierre Klossowski. Biographie d’un monomane, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 46.
3. Andreas Pfersmann, « L’expérience du discontinu. Pierre Klossowskiet la modernité », Pierre Klossowski – Anima, Genève, Musée d’art et d’histoire, 1995, p. 47-48.

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