C’est sans doute une double qualité distinctive des grands artistes : d’un côté, ils développent une écriture personnelle, à part, singulière, qui permet d’identifier leur oeuvre instantanément, mais ils ne cessent, également, de renouveler leur langage, de chercher de nouvelles formes, d’expérimenter des chemins de traverse, afin de conduire leur quête le plus loin possible. Fred Deux fait partie de ces grandes figures de la deuxième moitié du XXe siècle qui, bien que discrètes et ayant mené une vie recluse, en marge du milieu officiel, méritent d’être redécouvertes et établies à leur juste place, sans pour autant tomber dans la panthéonisation stérile et froide.

Tiré de la série des « Otages » – Fred Deux n’emploie par le terme de séries – notre dessin est situé à un moment décisif du parcours du dessinateur, de l’écrivain et du conteur, qui désormais, au début des années 1960, associe étroitement les trois activités : les premiers enregistrements au magnétophone de 1962 libèrent d’ailleurs les deux autres médiums. Après la période noire, constituée de dessins mettant en scène des figures totémiques, « des corps gigognes, entre fornication, enfantement et magie noire1 », qui est contemporaine de la publication de son premier roman autobiographique, La Gana, en 1958, sous le pseudonyme de Jean Douassot, Fred Deux bifurque radicalement sur le plan graphique et laisse s’exprimer d’une tout autre manière ses pulsions. Pierre Wat décrit parfaitement ce changement de cap : « Une mutation radicale (sans doute la plus violente de toutes) s’opère, d’un dessin qui isole à un dessin qui réunit : de la représentation de figures distinctes, si nettement isolées sur des fonds blancs qu’elles en paraissent coupantes, à une dissolution/fusion de la forme dans un fond vivant2. » S’étant remémoré, par l’intermédiaire de la fiction littéraire, les premières années de son histoire personnelle, ce qui lui a permis de se détacher, au moins en partie, de ses obsessions et de son enfance douloureuse, il devient infiniment plus disponible pour laisser venir sur le papier d’autres expériences et accueillir à sa table de travail une plus vaste exploration du monde. Exploration intérieure, exploration de territoires mentaux : chaque dessin est un nouveau voyage, une proposition de cartographie d’un lieu qui reste à défricher, à découvrir. Ou encore exploration des infinies ressources du monde du dessin. Fred Deux réalise des empreintes de tissus, intervient au crayon sur des fonds aquarellés ou salis, à d’autres moments dilue ou sculpte des taches.

Le terme d’«otage» fait penser à une partie essentielle de l’oeuvre de Fautrier : le violent réquisitoire contre les crimes et les massacres nazis qui l’a fait basculer définitivement dans l’abstraction. Cécile Reims et Fred Deux découvrent les Otages de Fautrier dans une exposition à Genève. Ce mot ravive ses souvenirs de la guerre et de son engagement dans la Résistance. Mais la référence n’est pas seulement historique, elle renvoie aussi à un sentiment relatif à sa propre existence, son combat intérieur pour s’affranchir, pour ne plus être l’otage de lui-même. Bien que le dessin de Fred Deux ne suive pas une perspective linéaire, mais, au contraire, qu’il épouse un mouvement spiralé, les Otages peuvent être considérés comme l’amorce du travail organique qui caractérisera l’oeuvre de Fred Deux dans les années 1970. « L’oeuvre tout entière prend soudain l’allure d’un tissu organique dans lequel chaque trait, chaque molécule est à la fois unique et partie d’un grand tout, telles les cellules d’un corps infini3. » L’artiste invente des mondes effilochés, grouillants, qui brouillent les échelles entre l’infiniment grand et le microscopique ; il fait naître des réseaux, des rhizomes, des topographies instables, en permanente construction, qui se démultiplient et se métamorphosent
sous le regard insistant. (G.P.)

 

 

 

1. Pierre Wat, Le Monde de Fred Deux, Paris/Lyon, Lienart/Musées des beaux-arts, 2017, p. 60.
2. Pierre Wat, « La vie elle n’est pas », Fred Deux. L’alter ego, Paris, Centre Pompidou éditions, « Cabinet d’art graphique », 2004, p. 23.
3. Ibidem.

 

 

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