« Jésus, s’étant assis en face du trésor, observait la foule qui mettait de l’argent dans le tronc. Plusieurs riches y mettaient beaucoup. Il vint une pauvre veuve qui y mit deux pites, ce qui fait un quart de sol. Alors Jésus, ayant appelé ses disciples, leur dit : “Je vous assure que cette pauvre veuve a donné plus que tous ceux qui ont mis dans le tronc, car tous ont mis de leur superflu, tandis qu’elle a donné de son nécessaire tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre”. »

 

C’est du récit de l’évangile (Marc, XII, 41-44) que Navez s’inspire pour composer ce tableau qui, d’après les notes manuscrites du peintre publiées par Louis Alvin en 1870, fut acquis par un particulier dont on ne connaît que le nom : un certain Van den Berg, de Bruxelles (1). Les dimensions de cette ample composition trahissent clairement l’ambition de leur auteur de continuer à s’affirmer dans le « grand genre ». Alors qu’il laisse paraître à ce moment de sa carrière un certain relâchement dans les tableaux de genre à l’italienne qu’il continue à réaliser en nombre à cette époque, Navez se lance à nouveau, non sans audace, dans la réalisation de plusieurs grands, même très grands, tableaux religieux qui sont tous des réussites. Mais ces œuvres tombèrent vite dans l’oubli. À vrai dire, cet aspect de la carrière de Navez, la manière dont sa peinture s’inscrit dans la vie artistique du XIXe siècle en Belgique, sa réception par ses contemporains, n’ont guère retenu l’attention du monde académique : l’historiographie réussira même à effacer de la mémoire ces tableaux-là et ne parlera finalement de Navez qu’en tant que portraitiste, excellent par ailleurs, ou encore en tant que peintre néo-classique, avec la connotation négative qui a longtemps accompagné ce courant en Belgique. Il s’agit évidemment d’une compréhension réductrice d’une personnalité autrement riche et remarquable à plus d’un égard. Il aura fallu attendre le dernier quart du XXe siècle pour que soit rendue justice à cette grande figure de l’art belge (2).

Malgré ces efforts de réhabilitation, on se doit de déplorer que le rejet dont il a été si cruellement victime se prolonge encore et toujours puisque cette autre belle et grande œuvre de sa main, Athalie interrogeant Joas (1830), pourtant sortie des réserves et remise en état pour l’exposition Navez à Charleroi en 1999, a été à nouveau retirée de la vue du public aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles. Invisibles aussi, par exemple, au musée de Mons, les chefs-d’œuvre de l’artiste qu’il conserve. Devant ces carences locales, grâce soit dès lors rendue au marché de l’art international qui, en présentant L’Obole de la veuve, permet de sauver de l’oubli de telles œuvres.

Le souvenir de cette composition n’était toutefois pas totalement perdu : il en existait une photographie en noir et blanc qui en donnait une idée, mais combien incomplète. La réapparition récente du tableau, dans son audacieuse explosion de couleurs, est bien entendu un événement que l’on salue avec reconnaissance. Rien ne permettait d’imaginer l’audace de certains accords chromatiques que le peintre s’autorise dans ce tableau. Qui aurait deviné ces stupéfiantes nuances que jouxtent des accents de couleurs franches, pour ne pas dire violentes, que le peintre se plaît à répartir sur sa toile ? Particulièrement intéressant aussi est le groupe de la mendiante et son enfant, au premier plan, dont les couleurs assourdies, plus neutres et discrètes contrastent avec les autres parties du tableau et en accentuent le caractère misérable tout en suscitant la compassion du spectateur. On ne manquera pas de souligner au passage la note de réalisme social de ce groupe qu’un sentimentalisme simpliste aurait pu rendre agaçant. On trouve dans ce tableau un bel exemple de la manière dont le « néo-classique » Navez sut faire siennes les tendances romantiques contemporaines. On verra culminer cette approche originale et mal connue de l’art religieux de Navez dans Notre-Dame des affligés, véritable image de dévotion portée à l’échelle monumentale exaltant la charité chrétienne, qu’il offrira à l’église Saint-Antoine de Charleroi quatre ans plus tard. Cela dit, dans L’Obole de la veuve, le peintre reste bien entendu comme toujours fidèle à lui-même. On y découvre de manière évidente les références à Raphaël, le maître parmi les maîtres, ne serait-ce que dans la disposition harmonieuse des personnages sur des marches qui renvoie à l’École d’Athènes. On retrouve aussi la grâce de ses figures féminines qui rappellent les plus belles réussites de ses années italiennes (1817-1822) (3) ou de peu postérieures à son retour à Bruxelles.

Nous avons naguère eu l’occasion de montrer l’importance qu’ont revêtue pour Navez ses années passées à Rome comme boursier de la Société pour l’encouragement des beaux-arts de Bruxelles (4). Il partait dans la Ville éternelle fort d’une fréquentation très étroite de David dont il avait été d’abord l’élève à Paris, puis le filial disciple à Bruxelles lors de l’exil du maître en cette ville. À Rome, où il fut considéré par les pensionnaires de la Villa Médicis et par leur directeur, Charles Thévenin, comme un des leurs, ce qui le plaçait dans un contexte particulièrement stimulant, il accumula les expériences avec une insatiable avidité et une curiosité sans cesse en éveil. Il se consacra dès lors non seulement à l’étude de l’Antique et des maîtres anciens, Raphaël en particulier, mais noua aussi des contacts très féconds avec des personnalités telles qu’Ingres, Léopold Robert ou Victor Schnetz. Il se montra aussi attentif à des courants moins orthodoxes, notamment à l’esthétique nazaréenne. Il maîtrisa toutes ces sources et influences très diverses sans vraiment en privilégier aucune, réussissant ainsi une rare synthèse personnelle que beaucoup de ses contemporains et amis français, dont Granet par exemple, avec qui il entretint une longue correspondance (5), surent apprécier. L’Obole de la veuve montre que bien des années plus tard les leçons d’Ingres, pour qui Navez nourrissait une admiration sincère, ne sont pas oubliées ! Les attitudes sont bien étudiées et les expressions variées, sans pathos excessif, les drapés ont une belle ampleur. On ne peut manquer à ce propos de faire le rapprochement avec Philippe de Champaigne dont Navez a pu étudier au Louvre, qu’il a fréquenté pendant ses années parisiennes, un tableau tel que la Cène. Il avoue ici, comme beaucoup de peintres contemporains, son admiration pour la peinture classique du XVIIe siècle. On pourrait aussi déceler dans le berger assis à droite et les apôtres attentifs aux paroles de Jésus, l’adhésion de l’artiste aux tendances néo-caravagesques de son temps.

Dans sa carrière, L’Obole de la veuve sera bientôt suivie d’une série d’autres oeuvres de la même veine: la Résurrection de Lazare (1842, 350 x 300 cm, Bruxelles, ministère de la Justice), Notre-Dame des affligés déjà citée (1844, 500 x 284 cm) et l’Assomption de la Vierge (1847, environ 700 x 500 cm, Bruxelles, cathédrale Saint-Michel), sont autant de tableaux monumentaux dans lesquels le peintre s’affirme avec une belle et constante autorité. Il faut les considérer comme un spectaculaire nouveau départ de Navez alors que les années récemment écoulées avaient été assombries par la perte de plusieurs de ses amis très chers, comme le sculpteur Roman, mais surtout les suicides de Léopold Robert, dont il était très proche, et de Gros. Navez ne se décourage pas.

Au contraire, tout démontre qu’il redouble son activité et renoue avec ses ambitions passées. Car le souhait aussi secret que profond de Navez avait toujours été de faire de la « grande » peinture. Alors qu’il était à Rome, il avait écrit en août 1819 à son ami et protecteur Auguste De Hemptinne : « Ne dis à personne que je fais un grand tableau. J’ai choisi pour sujet : Élisée ressuscitant le fils de la Sunamite (6) », tableau acquis à l’époque par le gouvernement hollandais (aujourd’hui au Rijksmuseum d’Amsterdam) qu’il achèvera en 1821. En 1826, une autre grande composition d’inspiration biblique l’occupera : La Rencontre d’Isaac et Rebecca (Amsterdam, Rijksmuseum) où se mêlent les influences les plus diverses (discrètement nazaréennes, notamment) et où l’on admire la charmante figure centrale de Rebecca et d’autres gracieuses silhouettes féminines auxquelles l’on songe quand on voit, dans L’Obole de la veuve, les jeunes élégantes occupant l’espace dans la partie gauche du tableau. Puis sortiront entre autres encore du pinceau de l’artiste, dans le seul registre des tableaux religieux de grands formats, Athalie interrogeant Joas (1830) déjà évoqué, puis cette véritable féerie qu’est Le Sommeil de Jésus (1836, ill. 2), peint pour la reine des Belges (aujourd’hui dans l’église de Houyet), qui avait en quelque sorte été annoncé par La Vierge à la chaise (1830), destinée à l’autel de la chapelle de l’Hospice Pachéco à Bruxelles. C’est donc dans une remarquable lignée d’œuvres de grand genre et de grands formats que L’Obole de la veuve vient s’inscrire. Sa réapparition apporte un complément apprécié à la connaissance de la carrière d’un grand artiste du XIXe siècle et devrait encourager chercheurs et institutions à enfin consacrer des recherches approfondies sur cette période si riche mais restée si mal étudiée à ce jour.


Denis Coekelberghs

 

 

 

 

 

1. Voir L. Alvin, Fr. J. Navez. Sa vie, son œuvre, sa correspondance, Bruxelles, 1870, p. 294. Il y est mentionné, sous l’année 1840, comme vendu à «M. Van den Berg, à Bruxelles». La même année celui-ci s’était aussi porté acquéreur de La Vierge et l’Enfant dans un nuage d’or, 86 x 67 cm, aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Charleroi. Si les dimensions de ce dernier tableau sont bien celles d’une œuvre destinée à un cabinet particulier, il n’en va pas de même pour l’Obole de la veuve que l’on peut supposer destinée à orner une église. On ne sait malheureusement rien de la personnalité de ce Van den Berg.

2. On nous permettra de rappeler que l’exposition 1770-1830. Autour du Néo-classicisme en Belgique, Musée communal d’Ixelles, Bruxelles, 1985, a été une étape dans la mise en évidence de la place de Navez dans l’histoire de la peinture en Belgique. Il est significatif à ce propos de relever que la couverture du catalogue porte la reproduction de la Sainte Cécile (Musée de Mons), de 1824, très emblématique du style de l’artiste. Le point sur Navez se trouve dans l’ouvrage monographique de D. Coekelberghs, A. Jacobs et P. Loze, François-Joseph Navez. La nostalgie de l’Italie, Gand, 1999, publié à l’occasion de l’exposition Navez tenue d’abord à Charleroi, puis à La Chaux-de-Fonds et enfin à Coutances. La publication la plus récente sur le peintre est la « brève » publiée par D. Rykner sur le site latribunedelart.com en date du 11 janvier 2013, Cinq dessins de Navez pour le Musée du Mont-de-Piété de Bergues, où l’on trouvera d’autres références encore. On ne manquera pas non plus de renvoyer le lecteur intéressé par l’artiste belge à l’excellente notice que lui a consacrée J. Foucart dans le catalogue de l’exposition Maestà di Roma. Da Napoleone all’Unitità d’Italia. D’Ingres à Degas. Les artistes français à Rome, Rome, 2003, p. 530.

3. Voir à ce propos notre notice sur la Scène de musique de Navez de 1819 dans Varia. Peintures et dessins de Vignon à Warhol, cat. exp. Lyon, galerie Michel Descours, 2013, n° 16, p. 46-51.

4. Voir notre thèse Les peintres belges à Rome de 1700 à 1830, Bruxelles-Rome, 1975.

5. Voir Alain Jacobs, "François-Marius Granet et le peintre belge François-Joseph Navez", dans Bulletin de la Société de l’Art français, année 1996, 1997, p. 113-141.

6. Cité par Alvin, Op. cit., p. 117.

 

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